Claude, empereur malgré lui
tout droit de l’aire à l’abattoir. »
Mon nouveau commandant des gardes s’appelait Justus ; j’avais réuni les colonels de l’unité afin qu’ils pussent me proposer l’un d’entre eux pour occuper ce poste et malgré mon peu d’inclination pour Justus, j’acceptai leur choix. Justus se mêlait à l’excès de politique pour un militaire ; par exemple, il vint un jour me trouver et m’informa que certains parmi les nouveaux citoyens que j’avais créés n’adoptaient pas mon nom, comme ils auraient dû le faire par loyauté, et ne modifiaient pas leur testament en ma faveur, comme ils auraient dû le faire par gratitude. Il possédait une liste toute prête de ces hommes déloyaux et ingrats et il me demanda si je souhaitais qu’une action en justice fût engagée contre eux ; je le réduisis au silence en lui demandant si ses recrues adoptaient son nom et modifiaient leur testament en sa faveur. Justus prit la peine de me tenir au courant de ces détails, mais ni lui ni personne d’autre ne me firent savoir que non seulement Messaline vendait les citoyennetés et en encourageait d’autres à les vendre, mais qu’il y avait pire encore : elle recevait des sommes considérables en contrepartie de l’influence qu’elle pouvait exercer sur moi dans le choix des magistrats, des gouverneurs et des chefs militaires. Dans certains cas, elle ne se contentait pas d’extorquer de l’argent, mais – autant que je vous le dise tout de suite – elle exigeait que l’homme couchât avec elle pour conclure le marché. Le plus honteux, dans cette affaire, fut qu’elle m’y mêla sans que j’en eusse le moindre soupçon ; elle déclarait à ces hommes que je ne faisais aucun cas de sa beauté et que je l’avais repoussée, mais que je l’autorisais à choisir ses compagnons de lit, à condition de leur soutirer la forte somme en échange des nominations que je l’avais chargée de monnayer. Je me trouvais, pourtant, à l’époque dans l’ignorance totale de ces manœuvres et je me flattais de faire pour le mieux et d’agir avec une intégrité qui devait forcer l’affection et la reconnaissance de la nation entière.
Dans mon ignorance présomptueuse, je commis une faute des plus fâcheuses : j’écoutai l’avis de Messaline sur le problème des monopoles. Il ne faut pas oublier quels étaient la vivacité de son esprit et la lenteur du mien et à quel point je m’en remettais à elle : elle pouvait me faire croire n’importe quoi. « Claude, me dit-elle un jour, une idée m’est venue que je te soumets. Si la loi supprimait la concurrence existant entre marchands rivaux, la nation serait beaucoup plus prospère.
— Que veux-tu dire, ma chérie ? lui demandai-je.
— Laisse-moi t’expliquer par analogie. Suppose que dans notre système gouvernemental, nous n’ayons pas de services séparés. Suppose que les secrétaires soient libres de passer d’un travail à un autre, comme bon leur semble. Suppose que Calliste fasse irruption dès les premières heures dans ton bureau et déclare : « Je suis arrivé le premier et je veux ce matin faire le travail de Narcisse. » Sur quoi, Narcisse arrive, il trouve son siège occupé par Calliste et se précipite dans le bureau de Félix, qu’il devance ; il se met alors à remanier le document relatif aux Affaires étrangères que Félix n’a pas eu le temps de rédiger complètement, la veille au soir. Ce serait ridicule, n’est-ce pas ?
— Tout à fait ridicule. Mais je ne vois pas bien le rôle que jouent nos marchands dans cette histoire.
— Je vais te le dire. L’ennui avec eux, c’est qu’ils ne s’attellent pas à une tâche unique ni ne permettent à leurs concurrents de le faire. Aucun ne se soucie de se rendre utile à la communauté, leur seul objectif est de trouver la voie la plus facile menant à la fortune. Un marchand peut débuter dans les affaires avec un négoce d’importation de vin dont il a hérité et le gérer sagement pendant quelque temps ; puis il va brusquement se lancer dans le commerce de l’huile en vendant moins cher qu’une firme établie de longue date dans son voisinage ; peut-être ruinera-t-il cette affaire ou la rachètera-t-il. C’est alors qu’il s’intéressera à la vente des figues ou des esclaves ; ou bien il écrasera ses rivaux, ou bien il sera écrasé. Le commerce est une bataille continuelle et la masse de la
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