Claude, empereur malgré lui
à eux dans les termes les plus violents, leur demandant si, à leurs yeux, j’étais devenu indigne et méprisable au point qu’il n’y eût pas un marin disponible pour amarrer mon bateau le long du quai ; et je m’attendais à devoir leur payer un droit d’entrée dans leur port ; et comment se faisait-il que ces gens d’Ostie pussent être assez ingrats pour grogner et chercher à mordre la main qui les nourrissait ou, du moins, s’en détourner avec indifférence ? Pourtant, l’explication était toute simple : jamais ils n’avaient reçu mon message. Ils me présentèrent leurs excuses, et je leur présentai les miennes et nous redevînmes les meilleurs amis du monde, sans trace de rancune de part ou d’autre. Mais j’ai souffert plus qu’eux de ma colère, car ils n’étaient conscients d’aucune faute alors que je les invectivais, tandis qu’après coup une grande honte me prit de les avoir insultés.
Je suis sujet, je l’avoue, à ces accès de colère, mais je vous prie de les endurer avec indulgence. Ils ne durent jamais longtemps et sont inoffensifs : mon médecin, Xénophon, les attribue au surmenage, de même que mes insomnies. Je me suis trouvé récemment dans l’impossibilité de dormir après minuit ; le roulement lointain des chariots amenant dans la Ville les denrées destinées au marché me tient éveillé jusqu’à l’aube, où je parviens enfin, avec de la chance, à trouver une heure de sommeil. C’est la raison pour laquelle je somnole si souvent au tribunal après le déjeuner.
Je dois aussi vous confesser un autre défaut : une certaine tendance à me montrer rancunier. Je ne peux pas la mettre au compte du surmenage ou de la mauvaise santé, mais je me crois autorisé à dire que cette rancune, à laquelle je me laisse aller de temps en temps, n’est jamais totalement injustifiée, elle n’a jamais pour origine une aversion irrationnelle pour les traits ou le maintien de quelqu’un, ou un sentiment de jalousie vis-à-vis de sa richesse ou de ses privilèges. Elle est toujours motivée par quelque tort que l’on m’a causé sans raison et dont je n’ai jamais obtenu réparation. Par exemple, lors de ma première visite aux tribunaux, peu de temps après mon accession au trône, pour statuer sur le cas d’individus accusés de trahison, je remarquai la présence de l’audacieux magistrat qui avait jadis fait de son mieux pour s’insinuer dans les bonnes grâces de mon neveu, le défunt empereur, à mes dépens, alors que j’étais injustement jugé pour faux et usage de faux. Il s’était écrié en me montrant du doigt : « On peut lire sa culpabilité écrite sur son visage. Pourquoi prolonger les débats ? Condamne-le tout de suite, César. » N’était-il pas naturel que je m’en souvienne ? Je criai à cet individu, quand je le vis se mettre à plat ventre devant moi dès mon entrée : « Je peux lire ta culpabilité sur ton visage. Quitte ce tribunal et ne reparais plus jamais dans aucun tribunal romain ! »
Vous connaissez tous la vieille maxime patricienne : Aquila non captat muscas. L’aigle a l’âme noble et ne chasse pas les mouches, ce qui veut dire qu’il ne poursuit pas des buts insignifiants, ou encore qu’il ne s’écarte pas de son chemin pour se venger de chétifs avortons qui l’auraient provoqué. Mais permettez-moi de citer une suite à ce proverbe dont mon noble frère, Germanicus César, fut l’auteur il y a bien longtemps :
Captat non muscas aquila ; at quaeque advolat ultro
Faucibus augustis, musca proterva perit.
Gardez cette phrase en mémoire et tout malentendu sera dissipé entre nous, nous resterons liés par l’affection mutuelle dont nous avons si souvent fait preuve les uns pour les autres.
Adieu.
(Le distique, une fois traduit, signifie : « L’aigle ne chasse pas les mouches, mais qu’une mouche impudente s’en vienne à dessein bourdonner dans son auguste gorge, elle périt aussitôt. »)
L’exécution d’Appius Silanus avait été le prétexte de la rébellion ; aussi, pour montrer que je ne gardais aucune animosité contre sa famille, je fis en sorte que son fils aîné, Marcus Silanus, l’arrière - petit-fils d’Auguste, né l’année même de sa mort, fût consul quatre ans plus tard ; je promis également à son plus jeune fils, Lucius Silanus, qui avait quitté l’Espagne avec son père pour venir vivre au
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