Dans le nu de la vie
disparaître dans les fourrés. Quand on converse avec eux, quand on leur demande comment ils ont quitté, avec qui ils ont voyagé, ce que le temps leur a imposé dans les camps, comment ils vivent désormais, ils racontent un peu, ils lâchent des détails, mais, arrivés sur un mot, hop ! Ils s’échappent et disent qu’ils ne veulent plus de cette conversation.
Les enfants qui ont survécu dans les marais Nyamwiza ont regardé au plus ténébreux du mal, mais pendant une période limitée. Si on les agrippe et si on tire en douceur, ça peut venir plus aisément.
Ceux qui sont allés au Congo ont vécu dans la confusion et le péril pendant une très longue durée. Dans les camps de Goma, ils se débrouillaient tout seuls pour vivre, personne ne s’occupait plus d’eux, ils ne se voyaient plus acceptables de personne, ils sont revenus comme des riens dans du rien. Ils ne sont plus dans leur assiette.
Ceux qui ont réchappé au génocide, ils ne se débarrasseront jamais de ce qu’ils ont vécu, mais ils peuvent retrouver les traces de la vraie vie parce qu’ils peuvent dire la vérité, et ils sont entourés de gens qui disent la vérité. Ils craignent nombre de menaces, mais pas celle du mensonge.
Les enfants qui reviennent du Congo, eux, ils sont toujours dans le silence, ils ne regardent pas dans les yeux la personne avec qui ils sont en train de bavarder. Il y en a dont les parents sont morts ou disparus en fuite. Ces enfants disent qu’ils ne savent rien. Il y en a dont les parents sont en prison, on leur demande s’ils savent pourquoi, ils se dérobent aux questions. Ils répondent qu’ils étaient malades, qu’ils n’étaient pas là, qu’ils n’ont rien regardé, rien entendu pendant la période du génocide. Ils s’effarouchent toujours qu’à la suite d’une parole de côté, on vienne les chercher eux aussi. Et même s’ils osent dire quelque chose, même s’ils souhaitent se délester d’un fardeau, s’ils tentent de révéler ce qu’ils savent, ils ne disent pas la vérité. Ils inventent des alibis qui justifient qu’ils n’ont assisté à rien. Ils ont peur d’être maltraités. Et je constate sans me tromper qu’avec les années, ils se sentent de plus en plus coupables des mauvaises actions de leurs parents.
Les enfants tutsis qui ont survécu aux tueries, leurs problèmes évoluent avec le temps. Leurs souvenirs sont de trop lourdes charges qui toutefois s’allègent parce qu’ils se transforment avec l’âge.
Pour les enfants hutus qui ont voyagé au Congo, le poids demeure parce qu’ils ne regardent pas le passé en face. Le silence les immobilise dans la peur. Le temps les repousse. De visite en visite, rien ne change. On remarque que dans leurs têtes les soucis chassent en permanence les idées. On peine à les encourager à parler. Pourtant, ils ne pourront pas se remettre les pieds dans la vie, s’ils ne disent rien de ce qui se confronte en eux. Alors, il faut être très douce et patiente en leur présence, il faut les visiter très régulièrement, pour confier au temps la naissance de l’amitié. Dans quelques familles que je visite depuis le début, les enfants ont raconté ce qui s’est passé durant le génocide, ce qu’ils ont vu de leurs yeux autour de la maison en ce temps-là, le mal que leurs parents ont fait. Maintenant ils se montrent plus à l’aise en compagnie des enfants de rescapés qu’ils commencent à fréquenter.
Souvent, des enfants trébuchent au creux d’une détresse, ou d’une panique ; surtout pendant le sommeil. Ils reproduisent en songe ce qu’ils ont vécu, ils crient, ils pleurent, ils se mettent à courir parfois dans les ténèbres ou à demander pardon. Ça trouble les autres enfants dans la maison et tout le monde attend le matin d’une nuit blanche. Quand un enfant ou un adolescent se perd dans une crise, il faut s’asseoir à ses côtés et lui demander s’il veut parler de tout ça. Si je suis là, je raconte, il me raconte, je lui dis tout ce qui m’est arrivé, il me dit tout ce qui lui est arrivé, comme je vous ai déjà exposé, et la tranquillité revient par-derrière. Je laisse entre parenthèses des morceaux d’existence, mais je me tiens prête aux questions. Tant pis si je ne peux lui expliquer pourquoi c’est arrivé, l’essentiel est toujours qu’il se sente moins seul d’être rescapé.
Moi, j’aime parler de tout ça avec les enfants, avec les connaissances et les collègues.
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