Dans le nu de la vie
région, parce que nous étions arrivés en une petite compagnie de connaissances de Butare, et parce que personne, d’ailleurs, ne semblait reconnaître personne ici même. Par la suite, au mois de septembre, j’ai appris qu’une organisation canadienne cherchait une assistante sociale, je me suis présentée à l’entretien, j’ai attrapé le boulot. J’ai commencé à voyager sur les collines. Alors, j’ai regardé dans le nu de la vie.
À l’époque, de très rares véhicules roulaient encore en ville. L’un d’entre eux nous déposait le matin vers 8 heures dans la brousse, nous partions à pied, et il venait nous reprendre au même endroit à 17 heures. Nous avons commencé ainsi à marcher à la découverte des enfants non accompagnés – c’est-à-dire sans parents ni adultes auprès d’eux – qui avaient été éparpillés sur les collines par les tueries. Ça dure encore aujourd’hui. On continue de visiter les habitations, on pénètre dans les bananeraies, on identifie les enfants qui se sont assemblés ou qui vivent parfois seuls dans des cabanons, sans même un siège ou une couverture.
La rencontre avec ces enfants me touche très fort, parce que leur situation est misérable de tous côtés. Tous échappent d’histoires différentes : ceux qui ont survécu dans les champs de sorgho, ceux qui ont survécu dans les marais ou au fond d’une fosse, ceux qui ont voyagé très loin, au-delà du pays, sur des chemins d’embûches. Ces enfants sont ébranlés, mais pas pareillement. Il y a ceux qui veulent parler mais dont les idées ne sont pas assez ordonnées. Ceux qui n’arrivent plus à exprimer quelque chose sauf pleurer, tout simplement. Ceux qui disent : « J’ai déjà pleuré, mais ils ont quand même tué mon papa, ma maman. J’ai pleuré mais je n’ai rien à manger, je n’ai pas de toit sur ma tête. J’ai pleuré mais je n’ai rien pour aller à l’école, maintenant je ne veux même plus pleurer, ni pour moi ni pour personne. »
Il y a des enfants qui parlaient très facilement après le génocide, mais qui maintenant se taisent. Ils ne trouvent plus leur intérêt à parler. Au début, ils racontaient les tueries sur le ton d’histoires extraordinaires et terribles, comme si elles étaient d’une énorme importance, mais qu’elles allaient se terminer en étant racontées, ou qu’elles allaient bien finir si elles étaient écoutées avec attention. Par après, leurs espérances s’envolent avec leurs paroles. Le temps leur fait comprendre comment leur vie a changé, combien ces histoires sont vraies. Ils ressassent ce qu’ils ont vécu dans les marais, ils comprennent que plus personne ne pourra remplacer ceux qu’ils ont perdus, ils se murent dans un mauvais rêve silencieux. Il y a ceux qui sont très frustrés, ou très confus, ou très révoltés. Alors, moi, je me suis peu à peu habituée à eux.
Pour tisser un fil jusqu’à une personne qui a été meurtrie, il faut l’encourager d’abord à s’ouvrir un peu et à se décharger de quelques pensées, dans lesquelles apparaîtront les nœuds de son désarroi. Pour cela, j’adopte une stratégie simple. Je m’approche de cette personne, je prends un petit moment de silence, je commence à lui parler et dis : « Moi aussi je suis une rescapée. Moi aussi, ils ont tout fait pour que je ne sois plus vivante. Moi aussi, je sais que tous mes parents sont morts, j’ai vu à quelques mètres devant moi les interahamwe transpercer les gens de leurs lances. Moi aussi, j’ai vécu cette situation. Nous deux, nous allons vivre désormais avec ces vérités. » Ainsi, la personne commence à me sentir moins étrangère et elle se réconcilie un peu avec la confiance.
Le génocide ne ressemble à aucune autre tourmente. Voilà une certitude que j’ai recueillie de colline en colline. Partager en paroles le génocide avec quelqu’un qui l’a vécu, est très différent de le partager avec quelqu’un qui l’a seulement appris ailleurs. Après le passage du génocide, il subsiste, enfouie dans l’esprit du rescapé, une blessure qui ne pourra jamais se montrer en plein jour, aux yeux des autres. Nous, nous ne connaissons pas exactement la nature de la blessure cachée, mais au moins nous savons qu’elle existe. Ceux qui n’ont pas vécu le génocide, ils ne voient rien. S’ils montrent beaucoup de volonté, ils pourront un jour admettre le mal secret que nous éprouvons. Mais ça prendra
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