Dans le nu de la vie
De toute manière, il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à ces épisodes ; il est par conséquent profitable d’en parler. Un génocide, c’est un film qui passe tous les jours devant les yeux de celui qui en a réchappé et qu’il ne sert à rien d’interrompre avant la fin. J’aime mon boulot, il ne me fatigue pas, au contraire. Je fais mon programme à fond. Parler avec les enfants m’aide à grandir dans ma compréhension du génocide.
Mes plus petits enfants, je les tiens à l’écart, car le moment de parler n’est pas venu. Si je leur raconte la mauvaise situation d’où j’ai échappé, mes paroles risquent de véhiculer un chagrin, une haine, une frustration que des petits enfants ne peuvent pas démêler. Je risque de manifester des attitudes qui créent des éloignements. C’est un grand effort à accepter, car les enfants, s’ils n’ont pas vécu les tueries, ils ne doivent pas subir les troubles de leurs parents. Même si la vie est stoppée pour une personne, elle continue pour ses enfants. Mes enfants, quand ils grandiront, je répondrai aux questions qu’ils ramèneront de l’école. Je ne leur cacherai rien, parce que le génocide est inscrit dans l’histoire du Rwanda, mais je veux que la vie s’étire longuement pour eux, avant l’apparition de ce sang.
*
Je suis née dans la préfecture de Butare. Mon père était bibliothécaire à l’université nationale du Rwanda, ma mère était enseignante à l’école primaire. Nous étions neuf enfants, j’étais la deuxième. Notre famille rassemblait plus de deux cents personnes, habitant une douzaine de maisons, alignées dans une rue de Runyinya, un quartier à dix-huit kilomètres de la ville. J’ai grandi dans une belle famille. J’étais très entourée de grands-pères, de grands-mères et de ceux que vous appelez oncles et tantes. Je n’ai même jamais entendu mes parents se chamailler. Ils gagnaient un peu de sous, on n’achetait presque rien grâce à la parcelle qu’on faisait cultiver. J’étais très heureuse parce que je ne rencontrais pas de problème. J’ai fait mes Humanités, j’ai entrepris une formation de sciences sociales, j’avais pour mission d’étudier à l’université. Je me suis mariée avec un professeur d’avenir, dans une maison moyenne, entourée d’un petit jardin que je fleurissais. Vraiment la vie était bonne.
À Butare, les Tutsis et les Hutus vivaient mélangés sans aucune anicroche, surtout dans les quartiers d’enseignants. Il y avait un petit cabaret près de chez nous, où on s’échangeait des discussions et des brochettes d’amitié depuis toujours. Ça a changé en toute dernière minute, à la nouvelle de la mort du président. Le jour du décès d’Habyarimana, brusquement, le collègue avec qui on partageait la bière et les nouvelles la veille, n’a plus voulu croiser nos yeux. Ce jour-là, j’ai constaté combien on était méchamment considérés par des amis sans le moindre soupçon.
Dans les familles tutsies, on évitait de parler de cette guerre des militaires venus d’Ouganda contre les militaires d’Habyarimana. Peut-être que les Hutus en parlaient beaucoup entre eux ; peut-être en avaient-ils nourri une détestation de nous qu’ils nous avaient dissimulée. Vraiment, la surprise m’empêchait de ne rien comprendre.
Après la chute de l’avion, donc, on nous a commandé de rester dans les habitations, sans sortir même pour aller au marché. On était gardés par les militaires, on ne savait pas ce qu’ils préparaient, mais on n’était pas encore tués. Vers le 9 ou 10 avril, la situation est devenue grave dans le pays. On entendait, par la radio ou les rumeurs, qu’à Kigali ça n’allait pas du tout, et de très mauvaises nouvelles rendaient compte de cadavres tout le long des routes des régions. Mais chez nous, le calme résistait, sauf que beaucoup de gens commençaient à mourir de faim dans les maisons. En attendant, on discutait et on se posait ce genre de questions : puisqu’on ne sait pas si la chute de l’avion est un accident, pourquoi les paysans hutus marchent-ils dès la première heure en colonnes ordonnées pour tuer les paysans tutsis ? Et d’autres paroles qui n’étaient pas plus sensées.
Un matin, les militaires ont ouvert les portes, pour nous laisser chercher des aliments pendant une journée. C’était le 19 avril. Mon mari est donc allé au marché. Quand il est revenu, il m’a
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