Dans le nu de la vie
expliqué : « C’est très grave en ville, les interahamwe ont commencé à tuer. On doit quitter maintenant. » J’étais bien malade, je n’avais plus de forces à cause du bébé, mais j’ai répondu sans protester : « Bon, je vais faire une valise. » Il a dit : « Non, on n’a plus le temps, on quitte immédiatement. » J’ai mis nos diplômes dans une mallette avec du linge pour enfants et nous sommes partis, en négligé, les deux enfants dans les bras. Par chance, nous avons trouvé place dans une camionnette, à payer avec une deuxième famille. Elle partait vers le Burundi car Butare n’est pas loin de la frontière.
Alors, sur la route, j’ai découvert la férocité de la guerre. C’est-à-dire des cadavres en tous lieux, des mourants ouverts sur tout le corps qui remuaient et gémissaient encore, des Hutus joyeux de méchanceté. Près de la douane, nous avons été bloqués à une ultime barrière. Une immense foule de fuyards nous rejoignait peu à peu : ils descendaient des champs, ils surgissaient de la rivière, ils couraient sur la route, ils hurlaient. Les interahamwe et les militaires les découpaient à tour de bras. Les criminels ressemblaient à des hordes, vraiment, ils ne laissaient que des morts et des agonisants autour d’eux.
Alors, nous nous sommes assis à terre et nous avons attendu la mort. Moi, je m’étais débarrassée de la peur. Je m’accoutumais au brouhaha des hurlements, j’attendais le fer. Quelquefois, on a peur au déclenchement d’une situation, mais au milieu on avance en une sorte d’anesthésie. J’étais devenue patiente. Soudain, on a entendu une petite fusillade de panique. C’était une sorte de dispute entre les militaires, je crois. J’ai senti le bébé dans mon ventre, j’ai pensé aux futures mamans qu’on ouvrait à la machette, j’ai saisi un enfant par la main, mon mari a levé le deuxième sur son dos, j’ai couru sans plus penser à rien dans la folie du carnage et je me suis heurtée dans les bras d’un douanier burundais. Il a prononcé à peu près ces paroles : « Bon, c’est bien fini pour vous, madame, maintenant vous devez prendre du repos. » Un moment plus tard, j’ai vu une grande foule gisant au loin derrière la barrière.
J’aimais beaucoup Butare. Premièrement parce que c’était ma préfecture natale, deuxièmement parce que j’étais acclimatée. C’était une ville moyenne où j’avais beaucoup de connaissances mélangées. Depuis, je suis retournée dans la maison où avaient été tués mes parents, afin de les enterrer comme des chrétiens. Je ne suis pas restée plus qu’un petit moment nécessaire.
Avant la guerre, un Rwandais ne pouvait habiter n’importe où, comme chez vous. Il prétendait : « Je ne peux pas vivre là où il n’y a pas ma famille, ma maison, mes voisins, mes vaches. » S’il partait voyager, il revenait toujours là où était née sa famille. Maintenant quand je visite Butare, j’ai de la peine, parce qu’il n’y a plus de vie pour moi. Si là où on a vécu, on ne trouve personne avec qui on bavardait, on s’attriste. Dans les environs de la ville, il n’y a plus personne pour habiter. Au centre-ville, je croise un grand nombre de visages nouveaux et je ne rencontre personne que je fréquentais autrefois. À Butare, beaucoup de facultés, d’instituts universitaires, d’écoles supérieures ont honorablement rouvert depuis la guerre, toutefois je trouve que la vie intellectuelle est brisée. Je n’ai pas retrouvé plus de quatre élèves avec qui j’avais fait mes études, les autres sont mortes. Dans notre quartier de Runyinya, seule la brousse est revenue pour occuper les ruines de nos maisons. On avait une grande famille d’à peu près deux cents personnes, nous ne sommes pas restés vingt.
Si je rencontre à Butare un Hutu de bonne connaissance, il va m’éviter. Il va me saluer, on va se demander des nouvelles, et il va s’esquiver d’un pas de côté, il ne va pas vouloir qu’on se mette à parler. Tout de suite de la honte va s’interposer entre nous, même si je ne lui montre pas de rancune et même si c’est une personne de bien. Il va dire : « Excuse-moi Sylvie, j’ai un programme très pressé », et des choses similaires pour s’en aller à la course.
Dans la coutume rwandaise, le voisin est quelqu’un de très important. C’est lui seul qui sait comment tu t’es réveillé, ce qui te manque, en quoi il peut te
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