Délivrez-nous du mal
homme : il était actif, ne rechignait jamais à la besogne, savait son psautier par cœur et nourrissait un agréable tempérament optimiste. Aba était lassé de ces membres de l’Église qui annonçaient la fin du monde pour la saison prochaine.
Le prêtre disposa une douzaine de bols en bois sur la table avec un couteau dont le gros manche lui servit à fendre la croûte noircie du pain.
Il récupéra l’exemplaire de L’Introduction à l’Évangile éternel de Jean de Parme qu’il lisait la veille au soir près du poêle et le remit à sa place sur l’échelle.
Puis il attendit, surveillant le lait d’Augustodunensis qui fumait sur le feu.
Bientôt la porte d’entrée principale s’ouvrit brutalement. Une petite tête blonde apparut dans le chambranle : un garçon de cinq ans.
— Bonjour, père Aba.
Il entra, suivi presque aussitôt par une ribambelle d’autres enfants : douze au total, âgés entre quatre et huit ans, dont deux filles, plus blonds, plus roses, plus frais les uns que les autres.
Aba versa l’eau tiède pour qu’ils se nettoient les mains et se décrassent le visage. Les bancs autour de la table furent investis et les regards suspendus à la jatte de lait et aux tranches de pain blanc.
Le père Aba remplit chaque bol à proportion égale.
On récita les remerciements au Seigneur pour la nourriture, puis le signal du début du repas fut donné.
Des éclats de joie fusèrent de toutes parts.
Le père Aba sourit : c’était un adorable spectacle que ces petits enfants. Ils étaient le « miracle » de son village…
Tout avait commencé avec son prédécesseur.
Cinquante ans durant, le père Evermacher avait été l’âme et la vie du village de Cantimpré. Exerçant les vertus chrétiennes jusqu’à l’héroïsme, il avait traversé les décennies de troubles de son pays sans dommage.
Evermacher fut un catholique exemplaire. Sa pureté d’âme avait préservé ses ouailles des tentations de l’hérésie qui proliférait grâce à la dénonciation des mœurs corrompues du clergé.
La chasse aux cathares et aux vaudois qui dévastait la région avait épargné sa petite paroisse. Des frères prêcheurs vinrent bien en 1240, 1258 et en 1274 opérer une petite inquisition des lieux, mais sans trouver personne à condamner.
Or çà, et bien que la population se soit toujours sentie privilégiée sous le ministère d’Evermacher, elle allait encore plus s’émouvoir des bienfaits qui suivirent la venue de son jeune successeur.
Le cas des nouveau-nés préluda à tout.
Les villages isolés comme Cantimpré enduraient une forte mortalité infantile et un nombre important de disparitions des accouchées. Néanmoins, sans que rien ni personne puisse se l’expliquer, quelques mois après l’arrivée d’Aba, mères et nourrissons se mirent à survivre. Le premier enfant fut fêté comme un signe favorable envoyé du Ciel pour le nouveau prêtre, le deuxième, le troisième, et tous les autres enfin, inspirèrent stupéfaction puis ferveur.
On dut se rendre à l’évidence : on ne mourait plus avant l’âge à Cantimpré !
La multiplication des enfants métamorphosa la physionomie du village. Aujourd’hui encore, cet élan de vie ne donnait aucun signe de fléchissement : cinq femmes étaient enceintes, dont une proche de son terme.
Avec cela, on se mit à guérir de bien des maux. La scrofule et la teigne disparurent, une fille aux poumons mutilés depuis la naissance put s’ébattre dans les bois, les sanies se clarifièrent et les vieillards reverdirent. La pâte du pain leva toujours et rapidement. De mois en mois, si une légende avait prédit que la Sainte Vierge visiterait Cantimpré, cela n’aurait plus surpris personne.
L’étrange restait que ces miracles se trouvaient sans objet de vénération : il n’y avait pas de saint voué à Cantimpré, aucune source païenne prodigieuse à christianiser, l’église n’était jamais le théâtre des merveilles et le bon curé Evermacher avait souhaité être enterré dans le village natal de sa mère, à Spalatro en Italie. De sorte qu’on n’avait ni relique ni personnage sur qui reporter sa gratitude, hormis Guillem Aba . Mais celui-ci se récria. Au cours d’un prône qui fit date dans le cœur des villageois, il attribua les bénédictions récentes à la « belle communauté d’âmes » de Cantimpré. Ce ne fut que pour contenter leur goût d’un lointain paganisme qu’il accepta
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