Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
On y frissonne, on y tousse, se dit d’Artagnan. Je n’aurais jamais choisi un si lugubre paysage ! Mais comme il dit lui-même, le roi est le roi. Alors, laissons-nous conduire.
— Voilà, c’est ici, dit Louis XIV, en désignant les environs. N’est-ce pas magnifique ?
Pour toute réponse, d’Artagnan souffle dans ses mains.
Le roi respire à pleins poumons. Il s’enivre de cet air froid et brumeux.
— Ah, évidemment, en cette heure, en cette saison, et dans l’état actuel des choses, cela n’est guère reluisant, je vous l’accorde. Morne décor, me direz-vous… Bel hommage pour un héros de roman ! Je vous comprends, d’Artagnan, mais vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez, pardonnez-moi de vous l’apprendre.
Ce disant, le roi tend la pelle à d’Artagnan : Vous pouvez creuser, mon ami .
D’Artagnan sourit. Évidemment, ce n’est pas lui qui allait s’en charger .
— Ces marécages qui nous entourent vont être rasés. Imaginez, d’Artagnan, ouvrez ces yeux que l’homme devrait toujours garder éclos. Les aveugles, eux, ne les ferment jamais. Ces yeux, ce sont ceux de l’Esprit. Imaginez des jardins somptueux, des fontaines, des bassins, mais des bassins grands comme la mer ! Tout ce qui sera fait ici sera fait par la main de l’homme, mais ces hommes, que je choisirai personnellement, je les prendrai au cœur de notre société. Ceux qui auront pour charge de léguer aux générations futures le testament de mon règne, je vous le dis, ne viendront pas de cette vieille noblesse décadente que je vais tenir en laisse. Leurs noms naîtront avec eux et par leurs œuvres. Il n’y a qu’un Dieu dans l’univers et qu’un soleil pour éclairer la terre. Vous savez, d’Artagnan comme j’affectionne l’unité, comme je la recherche en tout ! Eh bien, ce sol sera le ciment de tous mes vœux. C’est ici que je vais bâtir ma gloire. Sur ce sol où mon père aimait à se retirer, sur ce sol pris à l’ennemi. Savez-vous qui en était jadis le propriétaire ? Monsieur Jean-François de Gondi, archevêque de Paris… L’ascendant de ce cher cardinal de Retz. Oui, c’est ici sur ce sol que j’arrache à la fronde, que je vais laisser mon empreinte.
Le trou est creusé. D’Artagnan est épuisé.
Il souffle. Le roi Louis XIV, plein de son habituelle majesté, ouvre alors le petit coffre. Il en retire le crâne de son héros et le pose dans la terre, en disant : — Nous sommes les jardiniers de la France, d’Artagnan. Ce noyau que nous venons de planter va fertiliser cette terre, l’âme de notre ami va imprégner ce sol, étendre ses rayons dans les veines de ce corps laissé à l’abandon. Vous me regardez d’un œil sceptique, d’Artagnan, je le vois bien. Mais sachez, monsieur l’incrédule, qu’il reste toujours un peu de vie et de lumière sur la dépouille d’un mort, comme le parfum d’une femme se respire encore après qu’elle a quitté la pièce où nous demeurons, comme l’outre vide conserve l’arôme du nectar qu’elle a contenu.
— Sire, dit d’Artagnan, en effet, j’attendais cet instant depuis longtemps. Souvenez-vous, Fortunio portait sur lui, à l’heure de sa mort, un poème écrit à l’intention de son ami, de son assassin. Ce poème dédié à l’esprit du mort, il est temps de vous le révéler.
Le roi tressaille. Oui, c’est plus d’émotions encore qu’il ne s’y attendait.
— Je vous écoute, chevalier.
Chevalier du guet, désarme tes remparts
Sois sans crainte, bourgeois, libère ta femme
Privé de son agent, au rouge étendard,
L’Amour ne prendra plus le cœur de ces dames
Marchands, dévots, chantez votre confiteor,
Faites sonner vos cloches, tinter votre bourse
Pleurez, poètes, philosophes, votre frère est mort
Voyez briller cet astre, tout près de la grande Ourse
Homme d’aventures, invincible maître
Il vivait comme un loup, à la pointe de l’épée
Ou jetait, grand prince, l’or par les fenêtres,
Quitte à ne garder qu’une châtaigne pour souper
Pour un oui, une nuit, près d’une beauté rare,
Il sortait l’espadon, sans l’ombre d’un remords
Mais aux pauvres, il offrait les services de son art
Heureux de défendre le faible contre le fort
Voleur de nuit, amant de l’étoile
Vrai héros de roman, sans foi ni loi
Que ton âme, enfin libre, prenne le vent dans sa voile…
Ci-gît…
Mais d’Artagnan ne peut terminer. Le roi lui ordonne de faire silence.
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