Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
astreint à le suivre, à participer pendant quelque temps du moins à sa mauvaise ou à sa bonne fortune. Quelque bienveillance qu'ils m'eussent témoignée jusque-là, j'avais été pour eux comme un être à part, sans rapport social avec eux; j'allais désormais participer à leurs devoirs, à leurs droits; je cessais d'être pour eux l'étranger, dans le sens antique et hostile de ce mot, et je devenais leur confrère, leur compagnon.
La Waïzoro Sahalou, qui nous avait accompagnés jusque-là, partit pour Dima, ville d'asile, où elle devait attendre notre retour; car nous allions décidément envahir le Liben.
Quittant le plateau du Gojam, nous descendîmes pendant plusieurs heures les pentes précipitées qui mènent à l'Abbaïe, où nous campâmes. En face de nous, et dès les galets du fleuve, s'élançaient brusquement, à pic en plusieurs endroits, les contreforts du plateau du Liben; derrière nous se dressaient de la même façon ceux du Gojam. Notre armée semblait comme perdue au fond de cet immense ravin capable d'avoir servi à l'écoulement des eaux d'un déluge. Les berges gigantesques sont arides, brûlées, poudreuses, dépourvues de sources, clairsemées de broussailles et d'arbres épineux dont l'avare feuillage ne donne qu'une dentelle d'ombre. Cette gorge serait étouffante de chaleur, si quelques brises ne s'y engouffraient parfois; car lorsque le soleil y plonge, il devient presque impossible de rester debout sur les galets, tant ils brûlent la plante des pieds.
Le gué reconnu, toute la journée du lendemain fut employée au passage de l'armée; plusieurs hommes furent enlevés par les crocodiles, fort nombreux dans le fleuve.
Comme on sait, l'Abbaïe, dès sa sortie du lac Tsana, enceint le Gojam et le Damote et en fait comme une presqu'île au milieu des terres. Son lit, encaissé presque partout profondément, reçoit toutes les eaux pluviales et tous les cours d'eau. Presque nulle part, le long de ses rives, il ne féconde des moissons; les riverains ne connaissent de lui que des maladies endémiques et des désastres. De même que le Takkazé, il semble recueillir ses trésors, et, comme un larron, cachant son cours dans des profondeurs, il va les déverser sur les terres de la Nubie et de l'Égypte. Du reste, à l'exception de quelques petites rivières qui coulent à pleins bords, tous les cours d'eau de l'Éthiopie sont des torrents, et leurs bords, dans les kouallas ou basses terres, sont infestés de fièvres durant plusieurs mois de l'année. Une répartition divine, sans doute, a voulu que les deux plus grands fleuves de la fertile Éthiopie ne pussent servir qu'à entraîner ses terres et le surplus de sa fécondité, pour aller les distribuer à d'autres contrées dont ils sont la providence, et auxquelles ils apportent une abondance proverbiale depuis l'origine des siècles.
Avant la pointe du jour, Ymer-Sahalou, notre chef d'avant-garde, partit avec 2,000 hommes environ pour éclairer notre marche. Au soleil levant, l'armée le suivit, et, après avoir gravi pendant plus de quatre heures des sentiers tortueux et difficiles, le Prince, entouré d'un grand nombre de chefs, atteignit un dernier ressaut spacieux et richement cultivé, qui soutenait l'assise supérieure ou deuga du Liben. Là nous attendait Ymer-Sahalou, avec plusieurs milliers d'hommes, qui, dans l'espoir du pillage, s'étaient mis en marche de nuit. Les troupes affluèrent rapidement. Le Prince les réunit par masses, et, se plaçant derrière avec les timbaliers et quelques-uns de ses principaux seigneurs, il désigna une petite arrière-garde pour la protection des bagages encore engagés dans la montée. Les timbaliers battirent la marche, et l'armée, trompettes sonnantes, s'ébranla au pas gymnastique; prairies, cultures, jeunes arbres, broussailles, clôtures, tout fut foulé, brisé, nivelé sous nos pas. Le Dedjazmatch et ses seigneurs s'accordèrent à évaluer à plus de 30,000 les fantassins rondeliers, les fusiliers à 1,900, et les cavaliers à près de 5,000. Mais les Éthiopiens sont peu exacts dans leurs évaluations, lorsque le nombre de leurs troupes dépasse une dizaine de mille hommes. Ils tiennent un compte plus rigoureux des fusiliers, parce que le nombre en est toujours restreint, et que les armes à feu constituent, outre la force, la principale richesse mobilière des Polémarques. Il m'était fort difficile de contrôler leur évaluation. Les masses irrégulières que nous
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