Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
petite république. Mais, comme les Gallas l'avaient prévu, il ravagea leur pays à plusieurs reprises, depuis l'Amourou jusqu'en Touloma, et les contraignit à cesser leurs incursions contre les frontières chrétiennes. Néanmoins, pendant mon séjour à Gondar, lorsqu'il avait été bruit d'une rupture entre lui et le Ras Ali, les Gallas avaient attaqué sur plusieurs points les frontières du Gojam et du Damote, et c'était pour les punir que nous nous mettions en campagne. Le Dedjadj Guoscho n'était pas fâché d'ailleurs d'avoir ce prétexte de guerre. Ses victoires sur les Gallas flattaient son amour-propre plus que toutes les autres; elles enrichissaient son pays, et, dans le secret de sa pensée, il caressait l'espoir de forcer un jour ce peuple païen à adopter le christianisme.
Un matin, le Prince m'engagea à choisir un cheval parmi ceux qu'il recevait journellement en tribut, et qu'avant de distribuer à ses troupes, il faisait essayer devant sa tente.
—En Gojam, me dit-il, à l'exception des ecclésiastiques, tout homme de bonne condition a son cheval de combat, et il ne convient pas que tu en sois dépourvu.
Je vis quelques beaux chevaux, mais, par un reste de discrétion européenne, je ne laissai pas paraître qu'ils me fissent envie; j'eusse désiré bien davantage savoir les manier comme les cavaliers qui les montaient, mais la libéralité du Prince ne pouvait aller jusque-là. Un jour, pendant que le Prince faisait sa sieste et qu'Ymer Sahalou causait avec moi, à la porte de ma tente, en attendant le réveil de son maître, il s'éleva un grand tumulte, et nous vîmes arriver sur la place un beau cheval gris-pommelé. Effrayé par l'aspect du camp, il avançait par saccades, les crins au vent, la tête haute, les naseaux distendus, et entraînait avec lui deux robustes palefreniers plutôt qu'il n'était conduit par eux. J'oubliai un moment Ymer pour admirer ce fougueux animal sans selle, sans couverture, sans rien qui masquât la beauté de ses formes.
Après le repas du soir, devant le petit cercle admis à la veillée, le Prince tourna la conversation de façon à dire qu'il fallait que les chevaux de mon pays fussent bien supérieurs, puisque je n'en avais pas encore vu un seul à mon goût en Gojam; et à peine rentré dans ma tente, un huissier vint de sa part me rendre ce message:
—Pourquoi te cacher de moi Mikaël? Manqué-je de franchise avec toi? Quand tu comprendras assez l'amarigna pour recevoir mes pensées sans intermédiaire importun, tu verras jusqu'à quel point tu as ma confiance. Que t'ai-je donc fait pour que tu restes ainsi toujours sur tes gardes?
Je ne sus répondre que des banalités. L'huissier revint bientôt me dire:
—Voici la parole de Monseigneur:
—Tu es le plus entêté de nous deux; c'est donc moi qui céderai. Tu as vu ici plus d'un beau cheval, mais, par fierté sans doute, tu as feint l'indifférence. Aujourd'hui même, tu as admiré le meilleur de mon écurie et tu m'as refusé toute la soirée le plaisir de me le demander. Je te l'envoie, et rappelle-toi qu'ainsi que ce cheval, je voudrais fixer tes prédilections sur moi.
Le cheval dont il s'agissait piétinait déjà devant ma tente. Un écuyer me remit un harnais complet couvert d'ornements en vermeil; ce harnais, fait pour le Prince, était le seul de ce genre dans notre armée. Je sortis pour admirer mon nouveau compagnon. À la lueur des feux, il me sembla qu'il me regardait avec dédain et colère, et ce ne fut pas sans appréhension que je songeai au moment où il me faudrait le monter.
Mes connaissances vinrent dès le matin me féliciter. J'appréciais, il est vrai, la générosité et la courtoisie du Prince; mais je n'en comprenais pas encore la portée, non plus que celle de l'empressement de ses gens, dont les manières prirent une nuance de familiarité plus affectueuse. Dans ce pays féodal, les hommes sont unis par une infinité de liens qui seraient sans valeur en Europe; ils vivent dans une dépendance et une solidarité réciproques qu'ils avouent hautement, dont ils se font gloire, et qui influent sur toutes leurs actions. À leurs yeux, l'homme affranchi de toute sujétion est en dehors du pacte social; c'est le cas de l'étranger. En acceptant la mule du Dedjazmatch, j'avais déjà contracté, selon les mœurs du pays, comme un premier engagement moral envers lui. Mais en recevant un cheval de combat, je devenais aux yeux de ses gens l'homme de leur maître; j'étais
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