Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
brasier, elle finit par se fendiller de toutes parts. On la brisa; et, jaloux de compléter l'œuvre de destruction, on combla sa large alvéole et l'on dispersa au loin les fragments de ce monument d'idolâtrie.
Mais les préoccupations du Prince et des chefs étaient déjà tournées d'un autre côté; on apercevait à l'horizon des bandes noires glissant dans la direction de notre camp. Pendant les quelques heures que nous venions de passer au même endroit, les Gallas, qui, le matin, n'avaient fait qu'apparaître à distance par petits pelotons, rassemblaient leur cavalerie pour intercepter notre retour.
Excepté sur quelques points, le terrain à parcourir était plat; nos neuf cents cavaliers ne redoutaient pour eux-mêmes aucune rencontre, mais nos gens à pied allaient entraver leurs évolutions. Lorsque le Dedjazmatch ne prenait pour escorte que de la cavalerie, il arrivait ordinairement que, malgré ses ordres, des fantassins, dans l'espoir d'avoir à se signaler sous ses yeux, suivaient à leurs risques et périls les mouvements rapides de l'escorte; de plus, pour ménager leurs chevaux de combat, beaucoup de cavaliers les faisaient conduire à la main par leurs palefreniers ou leurs servants d'armes à pied; ce qui fit qu'en cette circonstance, étant partis le matin, imparfaitement renseignés, et croyant n'avoir à faire qu'une petite course avant le déjeuner, nous nous trouvions à plusieurs lieues de notre camp, avec plus de quatre cents fantassins à protéger en plaine contre la cavalerie ennemie.
On s'était bien aperçu du danger qui grandissait autour de nous, mais en véritable soldat chacun avait dissimulé cette préoccupation: les chefs se plaisantaient sur leur gaucherie à manier l'enkassé ou à faire du bois; les soldats se livraient à mille espiègleries. On avait ri et joué comme des enfants. Notre besogne terminée, le silence se fit subitement. Le Prince excepté, chacun quitta sa toge, s'alestit, s'assura de ses armes, du harnais de son cheval, et nous partîmes: deux cents cavaliers environ en avant-garde, les piétons, nos trente fusiliers et les hommes à mule au centre; le Prince à l'arrière-garde; chaque corps étant à environ cent mètres l'un de l'autre. Nos fantassins prirent le pas gymnastique, et bientôt les cavaliers ennemis, qu'on estima à plus de deux mille, nous enveloppèrent en fer à cheval. Je fus frappé de l'entente avec laquelle nos gens, sans ordres donnés, répondirent à cette manœuvre. Nos trois corps serrèrent les distances; éclaireurs, flanqueurs, escarmoucheurs, relais, se détachèrent simultanément et prirent l'offensive sur tous les points. Les Gallas essayèrent d'arrêter l'avant-garde, et la décision qu'ils mirent à la charger nous donna lieu un instant d'appréhender que la mêlée ne s'engageât. Mais des contre-attaques habilement faites par nos flanqueurs maintinrent le combat d'escarmouches; et sans dévier de notre route, nous continuâmes à avancer rapidement, combattant toujours de façon à refuser le combat sur place. Le Prince, sachant combien les Gallas redoutent les armes à feu, mais s'enhardissent après une décharge inefficace, défendit aux fusiliers de tirer sans son ordre. Il est à croire que la présence de ces fusiliers préserva notre centre, car les ennemis l'ayant chargé en force une fois dans l'intention de nous couper, s'en détournèrent à portée de traits et ne s'attaquèrent plus qu'à l'avant ou à l'arrière-garde. Le terrain devenait-il mauvais, ils nous précédaient à droite et à gauche et nous attendaient plus loin. Nous fîmes ainsi retraite, au milieu d'attaques, de contre-attaques, de feintes, de ruses et de surprises réciproques, chaque accident de terrain donnant lieu à des manœuvres d'une physionomie nouvelle. Après des tentatives infructueuses contre l'avant-garde, l'ennemi essaya d'entamer l'arrière-garde, en la chargeant obliquement des deux côtés à la fois. Jusque là, le Dedjazmatch était resté à mule; il monta à cheval, quitta sa toge, et, le front haut, bouclier et javeline en mains avec une trentaine de cavaliers, il se porta en première ligne sur les points les plus menacés. Son calme, ses allures fières et résolues suffisaient à faire reconnaître en lui le chef princier de tous ces combats qui tourbillonnaient dans la plaine; ses grands yeux étaient fixes, sa lèvre frissonnante souriait de ce sourire particulier à l'homme énergique qui s'anime tout en
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