Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
méprisant le péril. Deux ou trois fois, passant à côté de nos fantassins, il leur cria:
—Bon pas et courage! nous ne vous laisserons pas ici.
Nos escarmoucheurs se multipliaient pour refuser à l'ennemi toute prise sérieuse. Parfois, une troupe compacte de trente à quarante Gallas s'élançait pour couper un peloton de six à huit cavaliers; un parti des nôtres s'élançait au secours; l'ennemi se dérobait en demi-cercle, fuyait penché sur ses chevaux et se couvrant de ses boucliers; un autre parti ennemi contre-attaquait; les nôtres voltaient, fuyaient vers nous, étaient secourus, et, lorsque des jouteurs de l'un ou de l'autre parti échappaient à grand'peine, de toutes parts on applaudissait par des hourras. Il était beau de voir, autour de cette petite troupe de fantassins, les cavaliers Gallas et Gojamites fourmillant dans la plaine, s'épier, s'interpeller, se charger, se fuir, s'entremêler et se disjoindre au galop furieux de leurs chevaux; et les courbes gracieuses que les javelines décrivaient dans l'air, et le bruit sourd des boucliers qu'elles déchiraient; les thèmes de guerre, les cris, les injures, les hourras, et la fougue intelligente des chevaux, qui, les crins au vent, les naseaux bas, passaient et repassaient, en faisant résonner le sol. Par moments, on eût dit de gais carrousels en l'honneur du Prince. Une expérience savante présidait à tous ces mouvements, si désordonnés en apparence.
Nous arrivâmes enfin près d'un bois qui devait nous mettre à couvert pendant plus d'un kilomètre. Un grand nombre d'ennemis prirent les devants pour nous en disputer l'entrée. Nos fantassins s'avancèrent résolument avec la cavalerie aux ailes; nos fusiliers firent leur première décharge, et, quoiqu'elle fût peu efficace, les Gallas se dérobèrent à droite et à gauche, et à l'orée du bois, nous fîmes une halte dont nos chevaux et surtout nos piétons avaient grand besoin. Peu après, nous traversions une novale hérissée de souches fraîchement coupées qui forçaient nos chevaux à changer de pied à tous moments. Une pesée inégale sur les étriers fit tourner ma selle; je roulai à terre; mon cheval s'échappa du côté de l'ennemi, évita d'abord la chasse que lui donnèrent Gallas et Gojamites et fut repris par un des nôtres. Un groupe de cavaliers était venu m'entourer dès l'instant de ma chute, d'autant plus intempestive, que le désir de me protéger pouvait amener le combat sur place. Peu après cet incident, nous arrivâmes en vue de notre camp établi sur des collines. Les Gallas, nous ayant harcelés encore un peu, s'arrêtèrent et nous donnèrent l'adieu, en poussant des cris, mêlés d'injures et d'éloges. La nuit tombait lorsque nous rentrâmes. Les chefs étaient tout glorieux d'avoir détruit du même coup une idole païenne et un monument de la conquête musulmane, et de ramener tous nos piétons, après avoir déjoué en plaine les efforts de plus de 2,000 cavaliers ennemis. Chacun était d'autant plus satisfait, que si les Gallas eussent réussi à engager le combat sur place, pas un de nous probablement n'eût rejoint l'armée.
Il semblera peut-être, vu notre infériorité numérique et les conditions défavorables dans lesquelles nous eûmes à opérer, que c'est grâce au manque de décision de nos adversaires que nous avons pu exécuter notre retraite. Il n'en est rien cependant. En Éthiopie, dans presque toute l'Afrique, en Arabie et dans la plupart des contrées d'Asie, prévaut le principe instinctif, que toute impulsion violente s'usant d'elle-même, il faut attendre, pour la combattre, que sa force initiale soit affaiblie. C'est ce même principe appliqué à la conduite des affaires, qui donne aux diplomates de ces pays une supériorité mise trop souvent au service de mauvaises causes. Quoique les Éthiopiens, en grande majorité, n'emploient que l'arme blanche, il est rare qu'ils répondent à une attaque de façon à s'entrechoquer du premier coup. Le combat débute, en général, par un échange plus ou moins répété d'attaques, de retraites et de retours offensifs; et ces préliminaires amènent le combat de pied ferme ou la mêlée, selon les conditions de terrain ou les causes morales qui jaillissent du conflit même. Il peut arriver que ces évolutions préliminaires ayant causé des pertes sensibles, les partis se séparent sans en venir à une mêlée; comme encore la victoire peut dès ce moment se décider si l'un des
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