Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
fortune; car afin d'être plus à la légère; j'avais pris le costume Arnaute, dont l'usage m'était familier. En entrant en ville, je me fis indiquer la demeure du gouverneur, le redouté schérif Hussein, qui s'était réservé l'administration de la ville. Je fus admis sans difficulté.
Le Schérif était un homme d'environ quarante-cinq ans. Il avait les façons hautes, aisées, mais le gonflement fréquent de ses narines et un petit frémissement passager de sa lèvre supérieure semblaient justifier ce que l'on rapportait de ses implacables colères. Il me fit asseoir: je lui dis qui j'étais et ce qui m'amenait; il me sut gré de la confiance de ma démarche, fit servir le café, et lorsque je voulus me retirer il insista gracieusement pour me faire rester. Il me questionna sur l'Éthiopie, me montra ses armes, quelques étoffes de prix et ses chevaux, dont quelques-uns étaient de la race la plus pure. J'admirai entre autres choses la ceinture qu'il portait.
—Elle est peu commune, en effet, me dit-il. Un trafiquant venu de l'Inde m'en a fait cadeau.
Et tout en causant il la défit et me la présenta en disant:
—Qu'elle soit bénie à tes flancs!
Après un entretien prolongé je me retirai rassuré désormais.
J'allai loger chez un riche indigène qui était à la fois agent consulaire de la France, de l'Angleterre, des États-Unis, de l'Égypte et je crois de l'Espagne aussi. Cet homme trafiquait de tous ces pavillons avec une intelligence effrontée, et quoique encore jeune, il avait amassé une très-belle fortune qu'il essayait de préserver contre les exactions du Schérif et de transférer sournoisement à Aden. Il parut peu enchanté de ma visite et ne reprit son assurance que lorsque je lui eus fait part du bon accueil du Schérif.
Le lendemain, je fis savoir à mes compatriotes que j'étais en sûreté, que je pouvais même leur procurer des provisions fraîches, et ils m'envoyèrent un canot que je fis remplir de fruits et de légumes. Le Schérif Hussein m'ayant engagé à le voir souvent, soir et matin je me présentais à son divan, et il m'accueillait avec une bienveillance croissante. Pour répondre au présent qu'il m'avait fait, je lui donnai une espingole qui parut lui faire grand plaisir. En apprenant que notre bâtiment faisait le commerce, il manifesta le désir de voir des échantillons, et j'en informai le capitaine, qui vint traiter avec lui une affaire assez importante; et dès ce moment, les gens de notre bord purent circuler librement dans la ville.
Au bout de quelques jours, le vent du sud s'étant ralenti, le capitaine fixa le départ. Je fis mes adieux au Schérif dont les façons me parurent jusqu'au dernier moment dignes en tout d'un chef de son rang. Mais en remontant à bord, j'appris qu'il avait fait faire des menaces au capitaine, pour le cas où il lui représenterait sa facture. Les marchandises étaient livrées; le capitaine crut prudent de laisser ce cadeau au Schérif, et nous remîmes à la voile.
Nous passâmes difficilement le détroit de Bab-el-Mandeb et, après quelques jours de vent contraire, nous mouillâmes à Aden.
La ville d'Aden est située sur une petite presqu'île, à l'extrémité S.-O. de la péninsule arabique, qui est baignée par cette partie de l'Océan qu'on appelle quelquefois mer du détroit. La presqu'île, au sud, se compose de rochers incultes, stériles et accores qui s'abaissent brusquement au nord et offrent un terrain bas, où est situé un ramassis de huttes qu'on appellerait à peine un bourg en France; un peu à l'écart, plusieurs grandes et élégantes maisons construites à l'européenne formaient le commencement de la ville anglaise qui s'est élevée depuis. Les Anglais construisaient alors les fortifications imposantes qui font d'Aden une station maritime de premier ordre. On l'aborde facilement, du côté de l'est, par un port affecté aux bâtiments de commerce, et, du côté de l'ouest, par un mouillage sûr appelé Back-bey, réservé aux bâtiments de guerre. Les vents du nord et du sud, qui dominent dans ces parages, sont interceptés par les hauteurs, ce qui fait d'Aden un des endroits les plus chauds du globe.
Ce fut plein de joie et d'espoir que je pris terre: j'allais revoir mon frère, reprendre les usages européens, me reposer un peu, me retremper au contact des officiers anglais, qui savent si bien accueillir et comprendre les voyageurs et qui en fournissent eux-mêmes en si grand nombre. Ne
Weitere Kostenlose Bücher