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Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Titel: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnauld d'Abbadie
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cœur.
    Mais du fond de cette poitrine de juste, le serpent répondit:
    —Il me faut une bouchée de ton cœur ou de ton poumon; choisis. Je ne sortirai qu'à ce prix.
    Et comme Marzawane lui reprochait son ingratitude:
    —Homme naïf! dit le maudit, puis-je contrevenir à ma nature? serpent je suis, en serpent je dois agir. C'est encore beaucoup que je te donne le choix.
    —Amen! dit Marzawane; tu auras le meilleur de ma chair. Accorde-moi seulement comme grâce dernière de me laisser disposer les choses de façon à donner à ma mort l'apparence d'un accident, afin qu'on ne dise point qu'après avoir accordé sa protection au nom d'Allah et du prophète, Marzawane mourut sous la dent de son protégé. Les hommes s'autoriseraient peut-être d'une telle fin pour refuser à l'avenir l'hospitalité.
    Et Marzawane ordonna à un esclave d'étendre au pied d'un arbre son tapis de prières, d'approcher l'eau pour les ablutions préparatoires; puis il alla regarder son dernier né, et, frissonnant à la pensée de le quitter pour toujours, il se rendit au jardin, renvoya ses serviteurs, fit ses ablutions, prit congé de son corps par une prière, et s'étant assis à l'ombre, son chapelet à la main, il dit à l'ingrat:
    —Fais ce qui doit être.
    Aussitôt, un jeune homme resplendissant de beauté lui apparut et lui dit:
    —Confirme ta foi. Prononce par trois fois le nom d'Allah, détache une feuille de cet arbre, pose la sur ta bouche, et tu seras sauvé.
    —Qui es-tu donc? dit Marzawane.
    —Le Prophète m'envoie pour dissiper ta peine; je suis l'ange de l'hospitalité.
    Et le céleste messager disparut.
    Marzawane ne douta pas; et à peine la feuille consacrée touchait-elle ses lèvres, que sa poitrine se soulevant rejeta le serpent noirci et calciné par la justice divine. Le génie du mal succombait devant la foi d'un véritable croyant.
    Comprenez bien cette histoire, nous dit Aïdine. Votre conduite envers moi me l'a souvent rappelée. J'ai abrité sous mon toit un Européen; en récompense, il voulut mordre à mon honneur, et cette pensée oppressait ma poitrine, lorsque toi, Mikaël, tu es venu du Tegraïe où l'insensé calomniateur a dû te mettre en garde contre moi; et toi, dit-il en s'adressant à mon frère, tu es venu du Caire, où j'étais accusé de la même infamie. Vous êtes arrivés ici le même jour des deux extrémités du monde, et Allah vous avait à peine réunis, que vous étiez dans ce divan pour partager votre bonheur avec moi. En recevant le sorbet, vos yeux ont trahi la simultanéité de vos pensées; mon cœur se brisait; mais vous avez vidé jusqu'à la dernière goutte ma coupe un instant soupçonnée. J'avais lu dans vos yeux comme je l'eusse fait dans mon Coran, et soudain mon chagrin était sorti de moi. Allah n'envoie plus ses anges sur la terre, il les remplace par des hommes de bien.
    Aïdine Aga exigeait que le Saïd Mohammed et moi, nous prissions notre repas du soir avec lui. Ses occupations le retenaient jusqu'à la prière de l' Asr (quatre heures environ); à cette heure les affaires cessaient, et à moins d'être appelé, personne ne se présentait plus à son divan. Il venait alors me faire visite, ou bien il exerçait les soldats de la garnison à la cible et terminait la séance en tirant avec moi. Il mettait beaucoup d'amour propre à me gagner, en présence de ses hommes, des tasses de café, qui nous servaient ordinairement d'enjeux. De là nous allions nous mettre à table avec le Saïd Mohammed, et nous passions ensemble tout le reste de la soirée. Quelquefois il invitait le Kadi à se joindre à nous.
    J'eus tout le loisir alors d'assister à ces longs récits, où l'art de bien dire déploie toutes ses ressources, où souvent les traits de la nature humaine sont reproduits avec des nuances d'une justesse merveilleuse, où l'imaginaire et le réel se mêlent si étrangement parfois, et dans lesquels les Arabes se complaisent par dessus tout et reposent doucement leur esprit. C'est un trait caractéristique de ce peuple, que malgré la longue durée de son existence il ait conservé une habitude d'esprit synthétique, et qu'ayant à un haut degré le sens de la vie pratique, il ait aussi celui de l'idéal très développé.
    Dans les villes du littoral ou dans l'intérieur de leur presqu'île, ils peuvent paraître absorbés exclusivement par les préoccupations matérielles de la vie agricole ou pastorale, de la politique, de l'intrigue, du négoce et de

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