Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
première expédition commerciale française qui fut tentée dans ce pays. Cédant aux instances de mes compatriotes, je me dégageai d'une convention que je venais de faire avec un patron de barque arabe, et je m'apprêtai à partir avec eux pour Aden.
L'Aga me dit que je ne le reverrais plus peut-être; je cherchai, mais sans confiance, à combattre ses tristes pressentiments et je lui fis mes adieux; puis, je quittai mes suivants éthiopiens qui m'avaient donné tant de preuves de dévouement, et je m'embarquai, le cœur serré, quoique heureux de me retrouver sous mon pavillon national.
Je fus frappé dans cette circonstance des caractères différents qu'impriment la religion chrétienne et la religion musulmane. Aïdine Aga n'avait que peu de sympathie pour les principaux habitants de l'île, et pour son lieutenant commandant de la garnison; le Saïd et moi, nous formions sa société de prédilection; il m'entretenait de toutes ses affaires, et, chose plus extraordinaire, il me parlait même de son harem. Le Saïd attendait mon départ pour fixer le sien; Aïdine allait donc rester seul à lutter contre les découragements de sa maladie. Il nous parla de l'isolement où nous le laissions, mais il nous en parla comme d'un inconvénient plutôt que comme d'un regret, et il reçut mes adieux avec une dureté stoïque; il était connu cependant pour être d'une sensibilité rare chez les hommes de son âge et de sa profession. Depuis le Gojam jusqu'à la mer Rouge, je me suis séparé de plus d'un chrétien que j'aimais, et si j'ai senti qu'en les quittant, je leur laissais une partie de mon être, j'ai cru parfois que j'emportais une partie du leur. C'est que la religion chrétienne en préconisant l'amour pour ses semblables, porte à vivre hors de soi-même et convie aux épanchements et aux enthousiasmes du cœur; tandis que la religion musulmane, plus personnelle et plus dure, concentre l'homme en lui-même, lui commande la commisération sans doute, mais l'isole dans ses œuvres comme dans ses espérances.
CHAPITRE XII
L'INFLUENCE ANGLAISE.
Notre brick mit à la voile avec des vents échars, mais la mousson du S.-O. s'éleva bientôt avec violence et nous ne pûmes arriver que le lendemain à Ede, petit hameau situé sur une grève aride de la mer Rouge, au S.-E. de Moussawa, et appartenant à une peuplade Afar. Le capitaine et l'agent du gouvernement français en achetèrent le territoire au nom des armateurs de notre navire.
Le surlendemain nous reprîmes la mer; et après une traversée de plusieurs jours que la violence de la mousson rendit pénible, nous prîmes refuge dans la rade de Moka.
Moka, situé un peu au nord du 13 e degré de latitude, doit son importance à sa rade formée au N. par un petit cap sablonneux et au S. par un ban de sable consolidé par quelques roches. Quand on en approche par mer, la ville, éloignée du rivage d'environ un kilomètre et protégée par le mur d'enceinte, se dessine comme toutes les villes des côtes de la mer Rouge par ses minarets flanqués de maisons à terrasses blanchies à la chaux. C'est assez loin de Moka que les caféiers croissent, sur les pentes qui relient le koualla ( tahama en arabe) au deuga (en arabe nedjd ). Depuis l'évacuation des troupes du vice-roi d'Égypte en 1840, l'Yémen était gouverné d'une façon désastreuse par une famille de Schérifs venus de l'intérieur de l'Arabie et dont le chef se nommait Hussein. L'indiscipline de ses soldats rendait le commerce presque impossible, et quelques semaines auparavant, Hussein ayant fait à Moka une réception insultante à l'état-major d'un bâtiment de guerre de la Compagnie des Indes, les Européens n'osaient plus y débarquer. En conséquence, bien que notre équipage manquât de vivres frais, le capitaine jugea prudent de ne point communiquer avec la terre, et notre brick resta en rade, à trois milles environ du débarcadère.
La perspective d'avoir à passer plusieurs jours dans cet isolement me décida, malgré les avis contraires, à me rendre à terre, et pour ne pas exposer nos canotiers à une mésaventure, je me fis transborder sur une pirogue indigène qui passait avec défiance à distance de notre navire. Une douzaine de soldats du schérif accoururent au devant de moi au débarcadère. Leurs allures équivoques ne me rassuraient guère, mais ils me rendirent le salut et se rangèrent pour me laisser passer, me prenant sans doute pour quelque déserteur turc en quête de
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