Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
étions fort disposés à croire que nous aurions encore à lutter à Toudjourrah contre l'influence anglaise, mais j'espérais néanmoins que mes relations avec le Polémarque du Chawa nous permettraient d'arriver jusqu'à lui.
Quelques notables des Somaulis sachant que nous allions nous embarquer, vinrent nous féliciter d'abandonner une lutte sans espoir, disaient-ils; et le 15 janvier 1841, nous mîmes à la voile, laissant derrière nous cette côte aride de Berberah, rendue si inhospitalière par la malveillance d'Européens qui auraient dû être nos protecteurs naturels.
Arrivés à Zeylah, mon frère étant souffrant, j'allai seul chez le chef de cette petite ville; il me reçut bien, se mit à mes ordres avec cette urbanité trompeuse souvent, mais agréable du moins, qu'on est presque toujours sûr de rencontrer sur les côtes orientales de l'Afrique; et j'étais à peine rembarqué, qu'il nous envoya en cadeau trois moutons et des mets préparés.
Le lendemain, nous reprîmes la mer; et le troisième jour, nous glissions doucement à l'entrée de la baie magnifique au fond de laquelle se trouve Toudjourrah.
Je descendis à terre avec le patron de notre barque, et affectant une confiance que nous n'avions pas, nous nous dirigeâmes vers l'habitation du chef de la ville, auquel, par suite de je ne sais quelle tradition, on donne le titre de Sultan.
Toudjourrah est situé tout au bord de la mer, sur une plage sablonneuse et plate; le terrain, à environ cinq cents mètres du rivage, commence à s'élever en ondulations graduées qui atteignent dans le lointain les proportions de montagnes. La ville est composée d'environ deux cent cinquante maisons éparses, faites de fortes nattes en feuilles de palmier soutenues par des chassis de bois et recouvertes d'un toit de chaume; par ci par là, quelques bâtiments à toits plats, construits en madrépore et torchis, servent de magasins. Des arbres bas, épineux et d'un feuillage rare couvrent les alentours de la ville, et de loin donnent au paysage un aspect de fraîcheur et de richesse, qui se dément à mesure qu'on approche. Des troupeaux de chèvres maigres et quelques chameaux errent en cherchant une herbe desséchée, qui fait même défaut plus de la moitié de l'année, et à laquelle ils suppléent alors en dépouillant les arbres de leurs feuilles et de leur écorce. Les habitants ont le teint noirâtre, les traits caucasiens et ne portent qu'un pagne et une toge légère; ils sont tous musulmans et marchands d'esclaves; la plupart parlent l'arabe, mais ils emploient entre eux la langue afar, leur idiome national.
Mon patron s'arrêta devant une maisonnette en bois faite de débris de navires et enduite d'un badigeon rouge qui s'écaillait au soleil; haute de près de quatre mètres, large de trois, elle ressemblait à un de ces jouets que l'on fabrique à Nuremberg. Au rez-de-chaussée une pièce sablée, entièrement dépourvue de meubles servait de lieu de réception, et au fond une petite échelle donnait accès à un fenil sous le toit. Nous nous assîmes à l'entrée, sur le sol recouvert d'un gravier très-propre.
Le Sultan parut bientôt. C'était un homme d'environ soixante-cinq ans, d'une maigreur qui faisait peine à voir et haut-monté sur des jambes grêles. Coiffé d'un petit turban blanc, il portait à la ceinture un poignard recourbé garni en argent, et l'expression de son visage, d'un noir luisant, annonçait l'astuce et la faiblesse, comme sa démarche vive et saccadée dénotait l'instabilité de son esprit. Il se composa un air digne, nous fit servir le café et nous introduisit ensuite dans la maisonnette, où nous mangeâmes tous les trois une grande écuellée de riz fortement assaisonnée de carry; puis, ayant fait servir le café une seconde fois, il s'enquit de ce qui nous amenait à Toudjourrah. Je lui dis que je venais attendre sous sa protection qu'il se formât une caravane pour le Chawa, et à cet effet, je lui demandai de me faire louer une maison pour moi et mes deux compagnons restés à bord.
Il me promit des maisons, tant que j'en voudrais, et me fit entrer dans maints détails que j'eus soin d'exposer de façon à l'affriander par les profits à tirer de nous. Je me levais pour disposer notre débarquement, lorsqu'il me dit:
—Tu as sans doute le papier?
—Quel papier? répondis-je.
—Le permis d'Aden, pour ton débarquement.
J'alléguai ma qualité de Français et mon indépendance sur une terre
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