Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
plusieurs tournèrent leurs javelines contre moi, et l'un d'eux tenta de me faire lever en me tirant par le bras. J'étais armé aussi; mais ma résistance passive les décontenança: ils reculèrent, s'entre-regardèrent; et il était temps, car les uns et les autres nous touchions à un de ces moments où le jugement ne conduit plus la main. Ils se retirèrent à une vingtaine de pas et s'accroupirent comme pour délibérer encore. La nuit vint sur ces entrefaites, et ils se dispersèrent.
Je restai seul dans l'obscurité. Bientôt, le Sultan vint vers moi, protégeant de la main un flambeau allumé, et il m'invita à entrer dans la maisonnette, où nous soupâmes ensemble comme de bons amis. En buvant le café, il me dit:
—Tu as peu de jugement, ou bien tu te fies à quelque puissant talisman. Je t'aime comme si tu étais mon fils; mais je ne suis pas seul maître ici, et ta présence soulève des questions difficiles. Tes compagnons restés à bord doivent être inquiets; va leur donner le bonsoir, et demain matin, nous reprendrons cette affaire qui finira peut-être par s'arranger.
Je lui répondis que mes compagnons étaient sans inquiétude, puisqu'ils me savaient auprès de lui; que nous avions assez parlé tout le jour, et que le mieux était de se reposer.
Il me regarda fixement, cligna de l'œil et se mit à rire.
—Le rusé! dit-il; comme les Français diffèrent des Anglais! Vous du moins, vous nous traitez comme des semblables. Tiens, je souhaite que tu restes. Bonne nuit; et qu'Allah nous réveille d'accord!
Je montai dans le fenil et je m'endormis sur le plancher, après avoir eu la précaution de tirer l'échelle.
Le lendemain, de bonne heure, des hommes vinrent successivement par deux et par trois s'entretenir avec le Sultan. Je déjeunai avec lui; il me dit qu'on allait se réunir et que notre affaire serait décidée le jour même. Il voulait que notre patron de barque assistât à la délibération, mais il ne put le déterminer à redescendre à terre. J'allai voir Saber; il m'apprit que ma conduite de la veille avait trouvé de chauds partisans, mais que mes adversaires avaient encore la majorité. J'écrivis quelques mots au crayon pour rassurer mon frère, et Saber se chargea de les lui faire remettre.
Vers neuf heures du matin, le Sultan traîna hors de sa maison deux vieilles timbales; il s'accroupit et leur infligea énergiquement une batterie rapide: c'était, à ce qu'il paraît, la façon reçue de convoquer dans les grandes occasions le ban et l'arrière-ban de son parlement.
Quant à moi, je repris ma place d'observation à la lucarne de la maisonnette. Les habitants affluèrent en nombre plus que double de la veille et ils s'accroupirent en cercle. Le Sultan se leva pour ouvrir la séance par un petit discours qu'il prononça d'un air penaud. Les orateurs se succédaient, et j'en étais à souhaiter que les débats durassent assez longtemps pour émousser l'énergie de l'assemblée, lorsqu'un homme vint me dire qu'une voile paraissait à l'entrée de la baie, et qu'à sa grandeur on la croyait européenne. Il me demanda si quelque bâtiment de guerre français devait venir. Je lui répondis que je ne savais rien de certain à cet égard, mais, comme je l'avais dit la veille au Sultan, que l'on s'attendait à voir dans la mer Rouge une frégate française. Depuis quelque temps on disait en effet qu'une frégate française devait arriver dans ces parages, bruit qui s'est trouvé confirmé par l'apparition éventuelle de bâtiments détachés de la station française de la mer des Indes.
La façon évasive et sans arrière-pensée apparente dont j'en avais parlé donna à ce bruit une créance d'autant plus grande que l'appui d'un bâtiment de guerre français pouvait seul, aux yeux des indigènes, expliquer mon obstination à vouloir rester dans le pays.
À mesure que le bâtiment approchait, sa haute mâture couverte de toile jeta de l'indécision parmi les parlementeurs, qui bientôt levèrent la séance. Le Sultan remisa ses timbales dans sa maison et courut au bord de la mer, où toute la population était attentive. Il allait et venait de la maisonnette à la plage.
—Mon frère, me dit-il enfin, le corps du bâtiment domine déjà l'horizon: viens voir. Je l'accompagnai sur la plage. Là, il me confia que le rôle qu'on lui avait imposé lui pesait; que grâce à la venue d'un bâtiment français, il allait reprendre son indépendance; qu'il avait toujours eu de
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