Emile Zola
plus inégal. Ils fournissent le plus fort contingent aux casernes, en temps de paix ; à la guerre, c'est eux qui offrent la plus large cible aux mousqueteries. Régulièrement, patiemment, avec une précision astronomique, selon le cours des saisons, ils ensemencent, ils cultivent, ils moissonnent, et c'est grâce à eux que la vie ordinaire est possible. Quand le paysan, comme on l'a vu sous la Terreur et durant les invasions, cesse de féconder la glèbe ou d'approvisionner les villes, l'horloge sociale semble s'être arrêtée, et tout un pays est terriblement désheuré. Les campagnards vivent dans une angoisse perpétuelle, les yeux tour à tour abaissés anxieusement vers la récolte qui pousse, ou sondant avec terreur le ciel où l'orage gronde. Ils maudissent et craignent à toute heure la pluie, la sécheresse, le vent, la grêle, les inondations, les insectes voraces, les maladies sur les végétaux, les épizooties dévastant les étables. Ils ignorent les plus délicates jouissances humaines, les sensations d'art, la conversation légère et gaie, les impressions de la nature ; ils passent leur existence au milieu des plus admirables paysages, sans en être émus ; ils sont comme des sourds, si par hasard de la bonne musique résonne à leur portée ; devant un beau tableau, ils sont aveugles ; leur cerveau semble toute matière brute. L'amour, ils ne le connaissent que sous la forme du rut ; ils l'éprouvent et le manifestent comme nos premiers parents, les ancêtres des cavernes et des huttes lacustres, se ruant sur les femelles après s'être battus pour leur possession.
Seulement, ils aiment la terre, c'est leur joie, leur force, leur vertu, leur vie aussi, cette terre, mère souvent marâtre, fille fréquemment ingrate ; le jour où ils ne l'aimeraient plus et des craintes à notre époque peuvent être conçues à cet égard, le jour où ils abandonneraient cette terre, qui est pour eux à la fois la mère, l'enfant, l'épouse et la maîtresse, le jour de misère et de désastre arrivé, où ils la laisseraient s'épuiser dans une stérilité prolongée, c'est alors qu'il faudrait maudire le paysan, et le traiter en être méprisable et odieux. Jusque-là il convient de l'admirer, de le plaindre aussi. Ses vices ne nuisent guère qu'à lui, et ses mâles vertus profitent à tous. Ce n'est pas le paysan qui a décrété la République, mais c'est grâce à lui qu'elle a pu durer. L'avenir socialiste, qui s'ouvre devant nous, ce sera l'oeuvre pacifique, et la récompense légitime aussi, des hommes de la terre.
Le roman de la Terre eut une répercussion inattendue dans le monde littéraire.
Des jeunes gens, alors débutants, et dont les noms sont devenus connus :
J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches, sous la conduite de Paul Bonnetain, alors rédacteur assez important au Figaro, lancèrent dans ce journal une singulière excommunication de Zola. Paul Bonnetain, l'auteur de Charlot s'amuse, reprochant à l'auteur de Germinal sa «Mouquette», c'était bouffon et cynique. Bonnetain est mort, fonctionnaire à la Côte d'Ivoire, mais les quatre autres membres de cette congrégation de l'Index vivent encore ; ils ont acquis, les uns du talent, les autres de la renommée.
Ils doivent regretter leur escapade de jeunesse.
Voici ce qu'ils fulminèrent contre Zola, en tête du Figaro.
À ÉMILE ZOLA
Naguère encore Émile Zola pouvait écrire, sans soulever de récriminations sérieuses, qu'il avait avec lui la jeunesse littéraire.
Trop peu d'années s'étaient écoulées depuis l'apparition de l'Assommoir, depuis les fortes polémiques qui avaient consolidé les assises du Naturalisme, pour que la génération montante songeât à la révolte. Ceux-là mêmes que lassait plus particulièrement la répétition énervante des clichés, se souvenaient trop de la trouée impétueuse faite par le grand écrivain, de la déroute des romantiques.
On l'avait vu si fort, si superbement entêté, si crâne, que notre génération malade presque tout entière de la volonté, l'avait aimé rien que pour cette force, cette persévérance, cette crânerie. Même les Pairs, même les Précurseurs, les Maîtres originaux, qui avaient préparé de longue main la bataille, prenaient patience, en reconnaissance des services passés.
Cependant, dès le lendemain de l'Assommoir, de lourdes fautes avaient été commises. Il avait semblé aux jeunes que le
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