Emile Zola
étaient, comme les pirates de l'opérette de Giroflé, grands partisans de l'enlèvement. Cette opération délicate leur semblait le prélude convenable de l'union, enfin consentie par les pouvoirs paternels. Aussi leurs critiques, qui daignèrent s'occuper du Malheur d'Henriette Gérard, reprochèrent-ils, comme une grossièreté, la conclusion «réaliste» de cette historiette d'amour contrarié, qui commençait tout à fait selon la formule des Sandeau, et le procédé dont devaient abuser les Georges Ohnet futurs : Henriette Gérard ne se laissait pas enlever. Elle manquait évidemment à tous ses devoirs vis-à-vis de la littérature à la mode. La pluie qui l'empêche de sortir, et qui l'arrose quand elle songe à rejoindre son pirate, la fait rentrer au logis, et en elle-même. Elle devient raisonnable, cette amoureuse qui n'a rien d'une Valentine ou d'une Indiana, et elle épouse bourgeoisement un homme médiocre, comme tout son entourage, mais qui s'efforcera de faire son bonheur, et qui a tout pour réussir. Ce bon mari ne sera sans doute pas une manière de héros de roman ; il hésiterait avant de s'écorcher les chairs aux culs-de-bouteilles pariétaires, à l'exemple du don Juan de la mairie, mais il fera ce qu'il pourra pour rendre sa femme heureuse. Et voilà comment s'accomplira la destinée de la pauvre Henriette Gérard, son malheur.
Dans ce roman, remarquable à plusieurs titres, et qui mériterait de ne pas demeurer enseveli dans les ossuaires des quais, rien ne rappelle ni les procédés de composition, ni le style, ni la mise en oeuvre large et colorée d'Émile Zola. C'est sec comme une tartine d'enfant puni. Pas de descriptions éclatantes ou poignantes. Un décor vaguement brossé. Des âmes indécises et des corps mollasses. Non, Zola n'a rien emprunté à ce sobre et constipé Duranty. S'il eût conçu le sujet du «Malheur d'Henriette Gérard», il eût autrement dépeint ce milieu de petite ville, et fait vivre et souffrir plus rudement ces bourgeois, en somme paisibles et incolores.
C'est de même sans imitation de Flaubert que Zola a dessiné son plan et construit son oeuvre. Il fut l'ami et l'admirateur de Gustave Flaubert (l'amitié et l'admiration se trouvèrent réciproques), mais non pas son élève. Le style de ces deux grands romanciers est sans doute tout empanaché du même plumet romantique. Ils ont eu beau s'en défendre, leurs oeuvres sont écrites avec la grandiloquence, la couleur et la truculence des Théophile Gautier et des autres matamores de 1830. Voilà ce que Zola a de commun avec Flaubert : ce sont deux grands peintres sortis de l'atelier Hugo. Loin de moi l'idée de rabaisser le grand et robuste Flaubert. Mais, d'abord, sa puissance créatrice, son génie architectural, sa stratégie de général d'une armée de personnages à faire mouvoir ne sont-elles pas fort inférieures aux mêmes qualités, dont les Rougon-Macquart nous offrent un si prodigieux développement ? Il n'y a pas lieu de faire ici un parallèle classique, et je ne suis pas Plutarque, bien que j'écrive la vie d'un homme illustre. Mais la puissance littéraire de Zola, affirmée par une oeuvre considérable, monumentale, savamment ordonnée et magistralement conduite des fondations au faîte, apparaît, et est réellement, plus imposante et plus grandiose que celle de l'éminent auteur de Mme Bovary, chef-d'oeuvre isolé, par conséquent moins dominateur.
Salammbô et la Tentation de saint Antoine sont des oeuvres travaillées, érudites, philosophiques, d'une grande valeur, mais on y trouve vraiment beaucoup trop de rhétorique, et le naturalisme, le réalisme, ou, pour parler sans «ismes», la représentation de la société contemporaine et la reproduction de la vie en sont trop absentes, pour que nous puissions, sur le terrain de la vérité observée et rendue, mettre Flaubert et Zola sur le même plan. La montagne est grande et belle, la mer aussi, mais elles ont, l'une et l'autre, une grandeur propre, et chacune affirme une beauté qui n'est pas à opposer à l'autre.
En reprenant la supposition, émise à propos du roman de Duranty : si Zola eût entrepris le sujet de Mme Bovary, il l'eût certainement traité d'une façon moins «réaliste». La noce de campagne, le bal à la Vaubyessard, la chevauchée dans la forêt, le comice agricole, même la fameuse promenade dans le fiacre jaune aux stores baissés, persiennes fragiles et abris fort indiscrets de luxures peu
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