En ce sang versé
mendiante, cette vieille femme inquiétante au regard bleu glacé, qu’il avait croisée à plusieurs reprises en ville comme si elle s’était attachée à ses pas, prenait tout son sens.
Tu crois et tu te trompes. Tu ne sais mais tu trouveras ce que tu ne cherchais pas.
Il devait revoir la vieillarde, lui extirper le reste, exiger qu’elle lui transmette ce qu’elle savait. Il devait apprendre la raison de l’arrestation brutale de Marie.
Le fil de ses pensées se brisa net. Perdait-il le sens ? Marie était morte : il l’avait brûlée vive. Assez avec ces fables ineptes et ces contes à dormir debout. Qu’avait-il à faire de la vieille trucheuse 19 en hardes et de ses charades avinées, dont le seul objet était de soutirer quelque argent aux benêts tels lui, assez fols pour lui prêter attention !
Qui était cette femme, cette Marie de Salvin qui ne pouvait être Marie ? Un délire, un message occulte, une punition, une vision ? Une mission ? Une mission envoyée d’un autre monde par la véritable et défunte Marie de Salvin ?
L’étalon bai de messire Adelin d’Estrevers déboula en galopant dans la rue principale de Malétable, le col maculé d’une sueur d’effort, blanchâtre telle une écume et le regard fou comme s’il avait tous les diables de l’enfer à ses sabots. Trois hommes durent unir leurs forces afin de l’immobiliser par les rênes et de l’apaiser.
En dépit du peu d’enthousiasme des villageois, qui ne souhaitaient pas se mêler d’une affaire concernant leur déplaisant grand bailli d’épée, une battue dans les bois et champs voisins fut décidée ou plutôt exigée par le vieux prêtre du village, qui redoutait que messire d’Estrevers ait été jeté à bas de sa monture et ne soit blessé. Il parvint à réunir une poignée d’hommes, pour le moins rétifs, à l’excellente raison que l’ire du grand bailli d’épée risquait de rejaillir sur tout le village si on ne lui prêtait pas secours.
Ils découvrirent la dépouille d’Adelin d’Estrevers, fort malmené et égorgé, à un quart de lieue* du village, allongé au beau milieu d’un chemin forestier. Toutes ses possessions de valeur avaient disparu. Il fut bien vite conclu qu’il avait fait regrettable rencontre avec des brigands de chemin.
Au soulagement de tous qui pouvaient rentrer plus vite chez eux, hormis peut-être celui du prêtre, qui, embêté, récita quelques prières en marmonnant :
— Oh, quelle malemort ! Certes, il n’était guère avenant, paix à son âme, mais mourir de la sorte…
Mais après tout, il s’agissait d’un homme de Dieu ! Tant d’eux voudraient qu’un odieux vif fasse un saint mort, songèrent les villageois.
1 - La ville se nommait à l’époque Mortaigne. L’origine de ce nom pourrait être Comitis Mauritaniae , un lieu de stationnement d’une unité maure de l’armée romaine, bien que cette hypothèse fasse débat. En revanche, une présence mérovingienne est attestée dès le V e siècle. Mortagne fut ensuite un fort qui permit de freiner les invasions normandes. En 1226, lorsque la lignée des Rotrou s’éteignit, Mortagne et le comté du Perche furent rattachés à la couronne de France.
2 - Les comtés du Perche et d’Alençon étaient sous le contrôle d’un grand bailli d’épée, aidé d’un bailli (ou lieutenant) de robe courte. Les châtellenies, telle celle de Mortagne, étaient en général des sous-bailliages.
3 - Les Enquêtes de M. de Mortagne , bourreau , tome I, Le Brasier de Justice , Flammarion, 2011.
4 - Petits garçons que l’on employait pour les commissions. Au figuré, assez méprisant : enfant mal tenu, mal élevé, quelconque.
5 - Le 16 novembre 1305.
6 - Mort funeste et affreuse.
7 - En référence à la rigole centrale des rues par laquelle s’écoulaient les déjections. D’enfants des rues, le terme désigna ensuite ceux auxquels on donnait la pièce pour porter des missives.
8 - Sorte de longue cape.
9 - Les fourrures marquaient l’appartenance sociale. La zibeline, le lynx et le vair étaient réservés aux nobles. Les autres se contentaient du lapin ou du mouton, voire de la loutre pour les bourgeois.
10 - En raison de la cherté du papier à l’époque, l’usage de l’ardoise et de la craie était répandu chez les commerçants, puisqu’on pouvait effacer les comptes.
11 - Culotte ou pantalon court que commencent à porter les hommes fortunés à l’époque,
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