En ce sang versé
d’Eustache de Malegneux lui-même fort riche, son unique qualité aux yeux de Béatrice, sa belle-mère. Mais peut-être Mahaut voulait-elle et l’argent et la liberté que conférait le statut de veuve avec enfant, expliquant que nombre de dames de noblesse et de bourgeoisie fuient le remariage. À l’instar de Béatrice, à ceci près que la baronne mère n’avait qu’un cœur de femme et que François le lui avait ravi pour toujours, dès leur nuit de noces.
L’effarante idée d’avoir côtoyé toutes ces années un serpent de la plus venimeuse espèce lui donnait envie de dégorger. Elle détestait Mahaut au-delà du descriptible. Elle aurait aimé l’étrangler de ses mains. Les pires tourments du bourreau seraient encore trop doux pour elle !
— François, mon cher mi François, mes chers François… cette vipère que vous aimiez, dont vous célébriez la bonté, la piété, la douceur d’humeur vous a occis froidement et en sournoiserie. Je la hais, je la HAIS ! Qu’elle soit damnée et rôtisse en enfer pour l’éternité.
Elle avait récupéré en haut du cabinet 4 en bois de rose incrusté d’opale, de turquoise et d’améthyste la miniature peinte sur nacre représentant son époux. Elle avait follement baisé le portrait et s’était écroulée au sol, sur le large tapis de son antichambre douillette, terrassée par une crise de sanglots.
Lorsque Martine pénétra au tôt matin dans la chambre de sa maîtresse, elle commenta, désolée :
— Oh, madame, de vous voir ainsi le cœur me saigne. Doux Jésus, que d’injustice envers vous. Cette infâme, cette… pourriture à qui l’on aurait donné le paradis sans confession… mais… mais qu’elle crève en souffrant mille morts !
Martine chérissait véritablement la baronne mère qu’elle servait depuis des lustres. Elle se savait aussi beaucoup trop âgée pour retrouver besogne ailleurs, surtout avec ses mains raidies de vieillerie et sa vue basse. Consciente de la faiblesse de son service, puisqu’elle ne pouvait plus guère aider Mme Béatrice qu’à sa toilette ou sa coiffure, elle s’efforçait de la distraire et de veiller sur elle, mêlant conseils de bon sens, ragots amusants et quelques habiles flatteries. Après tout, la baronne mère l’avait toujours traitée avec égards et lui garantissait bons gîte et couvert, en plus d’un petit salaire. Et puis, madame mère était femme d’honneur et de reconnaissance, et Martine se savait bénéficiaire d’une rente, modeste mais suffisante, après son décès. Madrée par nécessité et sans méchanceté, Martine jouait donc de sa pétulance toujours vivace et égratignait les uns et les autres d’une langue acerbe et fort drôle, s’improvisant confidente et dame d’entourage. Toutefois, aujourd’hui, les yeux bouffis de larmes de sa maîtresse la bouleversaient.
— Oh, madame, que puis-je faire pour vous adoucir un peu l’humeur ?
— Rien, ma bonne, on ne peut revenir en arrière. J’ai la sensation d’être captive d’un affreux songe dont je ne parviendrais pas à m’éveiller. Mais tout est véritable. Qu’a-t-on dit au petit Guillaume ?
— Il réclamait sa mère, bien sûr. Madame Agnès lui a expliqué qu’épuisée par sa récente maladie, elle se reposait chez une amie de longue date. Madame Agnès a fait preuve d’une délicatesse et d’une tendresse d’aimante tante.
— Et Eustache ?
Connaissant le peu d’estime et d’affection de la baronne mère pour son fils d’alliance, Martine ne résista pas à la pesterie qui lui montait aux lèvres, espérant qu’elle dériderait un peu la baronne :
— Eh bien… Monsieur Eustache… reste monsieur Eustache !
En effet, un mince sourire étira les lèvres de Béatrice de Vigonrin. Son autre sujet de vive préoccupation lui revint en mémoire.
— Martine… te souvient-il quand ce fieffé coquin de fermier, Firmin Huard, a tenté de me gruger, me prenant pour une bécasse à plumer ?
— Oui-da, la grêle du mois de mars qui avait couché votre blé, expliquant le piètre argent qu’il vous en donnait. Ah ça, vous lui avez rondement claqué le bec à ce brigand, encore pis que son père qui n’était déjà pas une affaire ! Votre cotte 5 bleue, madame ? Quelle housse 6 ?
— Choisis pour moi, ma bonne, je n’ai guère le goût de la parure.
Martine la prit gentiment par la main et la mena vers une des chaises qui entouraient le large guéridon de
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