En Route
Trappe pour me convertir ; mettons-nous alors à la place d'un homme vivant en Dieu, hors le monde, et auquel on décharge tout-à-coup une tinette sur la tête !
Enfin nous verrons demain ; et Durtal se hâta de se tamponner le visage, car il était près de onze heures et l'office de sexte devait commencer.
Il se rendit à la chapelle ; elle était à peu près vide, car les frères travaillaient, à ce moment, dans la fabrique de chocolat et dans les champs.
Les pères étaient à leur place, dans la rotonde. Le prieur tira la cliquette, tous s'enveloppèrent d'un grand signe de croix et à gauche, là où il ne pouvait voir, - car Durtal s'était installé à la même place que le matin, devant l'autel de saint Joseph, - une voix monta :
- "Ave, maria, gratia plena, dominus tecum."
Et l'autre partie du choeur répondit :
- "Et benedictus fructus ventris tui, Jesus."
Il y eut une seconde d'intervalle et la voix pure et faible du vieux trappiste chanta comme avant l'office des Complies, la veille :
- "Deus, in adjutorium meum intende."
Et la liturgie se déroula, avec ses Gloria patri, etc., pendant lesquels les moines courbaient le front sur leurs livres, et sa série de psaumes articulés sur un ton bref d'un côté, et long de l'autre.
Durtal agenouillé se laissait aller au bercement de la psalmodie, si las qu'il ne pouvait parvenir à prier lui-même.
Puis quand sexte se termina, tous les pères se recueillirent et Durtal surprit un regard de pitié chez le prieur qui se tourna un peu vers son banc. Il comprit que le moine implorait le sauveur pour lui, suppliait peut-être Dieu de lui indiquer la manière dont il pourrait, demain, s'y prendre.
Durtal rejoignit M. Bruno dans la cour ; ils se serrèrent la main, puis l'oblat lui annonça la présence d'un nouveau convive.
- Un retraitant ?
- Non, un vicaire des environs de Lyon ; il reste un jour seulement ; il est venu visiter l'abbé qui est malade.
- Je croyais d'abord que l'abbé de Notre-Dame de l'Atre était ce grand moine qui conduit l'office…
- Mais non, c'est le prieur, le père Maximin ; quant à l'abbé, vous ne l'avez pas vu et je doute que vous puissiez le voir, car il ne sortira sans doute pas de son lit avant votre départ.
Ils arrivèrent à l'hôtellerie, trouvèrent le père Etienne s'excusant, auprès d'un prêtre gros et court, de l'indigent régal qu'il apportait.
Ce prêtre aux traits forts, modelés dans de la graisse jaune, était hilare.
Il plaisanta M. Bruno qu'il semblait connaître de longue date sur le péché de gourmandise qui devait se commettre si fréquemment dans les Trappes, puis il huma, en simulant des gloussements d'allégresse, l'inodore bouquet du pauvre vin qu'il se versa ; enfin lorsqu'il divisa avec une cuiller l'omelette qui composait le plat de résistance du dîner, il feignit de découper un poulet, s'extasiant sur la belle apparence de la chair, disant à Durtal : - je vous affirme, monsieur, que c'est un poulet de grain ; oserai-je vous offrir une aile ?
Ce genre de plaisanterie exaspérait Durtal qui n'avait avec cela aucune envie de rire, ce jour-là ; aussi se borna-t-il à répondre par un vague salut, tout en souhaitant à part lui que la fin du repas fût proche.
La conversation continua entre ce prêtre et M. Bruno.
Après s'être disséminée sur divers lieux communs, elle finit par se concentrer sur une invisible loutre qui dévastait les étangs de l'abbaye.
- Mais enfin, disait le vicaire, avez-vous au moins découvert le lieu où elle gîte ?
- Jamais ; l'on distingue aisément dans les herbes froissées les chemins qu'elle parcourt pour se jeter dans l'eau, mais toujours, à un endroit, on perd ses traces. Nous l'avons guettée avec le P. Etienne, pendant des journées ; et jamais elle ne s'est montrée.
L'abbé expliqua divers pièges qu'il convenait de tendre. Durtal rêvait à cette chasse à la loutre si plaisamment racontée par Balzac en tête de ses Paysans, quand le dîner s'acheva.
Le vicaire récita les grâces et dit à M. Bruno :
- Si nous allions faire un tour ; le bon air remplacera le café que l'on omet de nous servir.
Durtal regagna sa cellule.
Il se sentait vidé, détrité, fourbu, réduit à l'état de filaments, à l'état de pulpe. Le corps concassé par les cauchemars de la nuit, énervé par la scène du matin, demandait à s'asseoir, à ne pas bouger et si l'âme n'avait plus cet affolement qui l'avait brisée dans des sanglots
Weitere Kostenlose Bücher