Enfance
Mais si, voyons, tu vois bien que c’en est »… J’examine avec beaucoup d’attention la mince couche de confiture étalée sur la soucoupe… les fraises sont bien comme celles que je connais, elles sont seulement un peu plus pâles, moins rouges ou rose foncé, mais il y a sur elles, entre elles, comme de louches traînées blanchâtres… « Non, regardez, il y a quelque chose dedans… – Il n’y a rien du tout, ça te semblé… » Quand mon père revient, je lui raconte que je n’en ai pas voulu, de cette confiture… elle est mauvaise, je l’ai bien regardée, il y avait dedans des traînées blanches, des petits points blancs, elle avait un goût écœurant… Ce n’est pas de la confiture de fraises… Il m’observe, il hésite un instant et il dit : « C’était bien de la confiture de fraises, mais ce que tu y voyais, c’était un peu de calomel. On l’avait mélangé avec elle, on espérait que tu ne t’apercevrais de rien, je sais que tu détestes le calomel, mais il faut absolument que tu en prennes… »
L’impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis, ne s’est pas effacée, et parfois même aujourd’hui elle me revient quand je mets dans ma bouche une cuiller de confiture de fraises.
Mon père a fait élever pour moi dans la cour devant la maison un monticule de neige bien tassée. Je l’escalade par sa pente douce et je redescends sa pente raide sur ma luge… je regrimpe et je redescends sans me lasser, mon visage brûle, une vapeur sort de mes narines, de ma bouche, tout mon être aspire l’air des grands froids.
J’ai reçu un large livre relié, tout mince, que j’aime beaucoup feuilleter, j’aime écouter quand on me lit ce qui est écrit en face des images… mais attention, on va arriver à celle-ci, elle me fait peur, elle est horrible… un homme très maigre au long nez pointu, vêtu d’un habit vert vif avec des basques flottantes, brandit une paire de ciseaux ouverte, il va couper dans la chair, le sang va couler… « Je ne peux pas le regarder, il faut l’enlever… – Veux-tu qu’on arrache la page ? – Ce serait dommage, c’est un si beau livre. – Eh bien, on va la cacher, cette image… On va coller les pages. » Maintenant je ne la vois plus, mais je sais qu’elle est toujours là, enfermée… la voici qui se rapproche dissimulée ici, où la page devient plus épaisse… il faut feuilleter très vite, il faut passer par-dessus avant que ça ait le temps de se poser en moi, de s’incruster… ça s’ébauche déjà, ces ciseaux taillant dans la chair, ces grosses gouttes de sang… mais ça y est, c’est dépassé, c’est effacé par l’image suivante.
Dans les dessins de mon livre préféré, Max et Moritz, avec ses vers si drôles que je sais par cœur, que j’aime scander, rien ne me fait jamais peur, même quand je vois les deux méchants garnements ficelés sur un plat, prêts à être enfournés et rôtis comme deux petits cochons de lait…
— Est-il certain que cette image se trouve dans Max et Moritz ? Ne vaudrait-il pas mieux le vérifier ?
— Non, à quoi bon ? Ce qui est certain, c’est que cette image est restée liée à ce livre et qu’est resté intact le sentiment qu’elle me donnait d’une appréhension, d’une peur qui n’était pas de la peur pour de bon, mais juste une peur drôle, pour s’amuser.
On défait de son emballage de papier brun une grande boîte de carton, on enlève le couvercle, les papiers de soie, et on découvre couchée, les yeux fermés, une énorme poupée… elle a des boucles brunes, ses paupières sont bordées de cils longs et épais… c’est elle, je la reconnais, c’est celle que j’avais vue à Paris dans une grande vitrine illuminée, je l’avais tant regardée… Elle était assise dans un fauteuil et à ses pieds était posé un carton où il était écrit : « Je sais parler »… On la sort avec précaution… quand on la soulève, ses yeux s’ouvrent… quand elle tourne la tête d’un côté et de l’autre, ça fait en elle un bruit… « Tu entends ? elle parle, elle dit papa maman… – Oui, on dirait que c’est ce qu’elle dit… mais qu’est-ce qu’elle sait dire d’autre ? – Elle est trop petite, c’est déjà bien qu’elle sache dire ça… N’aie donc pas peur, prends-la dans tes bras. »
Je la prends avec précaution
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