Enfance
et je la pose sur le divan pour mieux la voir… Il n’y a pas à dire, elle est très belle… elle a une robe de tulle blanc, une ceinture de satin bleu, des souliers et des chaussettes bleus et un grand nœud bleu dans les cheveux… « On peut la déshabiller ?… – Bien sûr… et même on peut lui faire d’autres vêtements… comme ça, tu pourras la changer, tu l’habilleras comme tu voudras… – Oui, je suis contente… j’embrasse très fort papa… – Alors, c’est celle-là que tu voulais ? – Oui, c’est bien elle… » On nous laisse toutes les deux pour que nous fassions mieux connaissance. Je reste à côté d’elle, je la couche, je la lève, je lui fais tourner la tête et dire papa maman. Mais je me sens pas très à l’aise avec elle. Et avec le temps ça ne s’arrange pas. Je n’ai jamais envie d’y jouer… elle est toute dure, trop lisse, elle fait toujours les mêmes mouvements, on ne peut la faire bouger qu’en soulevant et en abaissant de la même façon ses jambes et ses bras légèrement repliés, articulés à son corps raide. Je lui préfère encore les vieilles poupées de son que j’ai depuis longtemps, ce n’est pas que je les aime tellement, mais on peut traiter comme on veut leurs corps un peu flasques, désarticulés, les serrer, les tripoter, les lancer…
Il n’y a que lui qui me soit vraiment proche, Michka, mon ours en peluche, soyeux, tiède, doux, mou, tout imprégné de familiarité tendre. Il dort toujours avec moi, sa tête au pelage doré, aux oreilles droites, est posée à côté de moi sur l’oreiller, son bon nez rond avec sa truffe noire comme ses petits yeux brillants dépasse du drap… je ne pourrais pas m’endormir si je ne le sentais pas là près de moi, je ne pars jamais sans lui, il m’accompagne toujours dans mes voyages.
On m’a amenée chercher papa à sa « fabrique » où il travaille toute (a journée… je traverse une grande cour boueuse et puis un baraquement au sol de terre battue, il faut sauter par-dessus des ruisseaux, des flaques de liquide bleu, jaune, rouge… on voit circuler parmi les tonneaux, les chariots, des hommes barbus coiffés de casquettes, chaussés de hautes bottes… l’Odeur ici n’est pas aussi écœurante que celle du vinaigre, mais je préfère l’aspirer le moins possible tant elle est désagréable, âcre, acide… J’entre dans une longue pièce très éclairée, où il y a plusieurs longues tables sur lesquelles on voit posées debout côte à côte dans des supports de bois des éprouvettes contenant des poudres de la même couleur éclatante que les ruisseaux dans la cour, rouges, bleues, jaunes… des liquides de la même belle couleur sont chauffés dans des cornues suspendues au-dessus de petites flammes… papa est debout devant une des tables, revêtu d’une longue blouse blanche, il tient dans la main une cornue, il l’agite doucement au-dessus de la flamme et puis la lève et l’examine à la lumière. Il la remet dans son support, il se penche, me prend dans ses bras, m’embrasse et puis me conduit dans une pièce à côté où il m’installe hissée sur de gros livres, dans son fauteuil, devant son bureau. Il rapproche de moi un grand boulier et il me dit… « Tiens, amuse-toi avec ça… je ne vais pas tarder. » Je fais glisser, descendre et remonter des boules de bois jaunes et noires le long des tiges de métal sur lesquelles elles sont enfilées, mais ce n’est pas amusant, je ne sais pas y jouer… il me tarde que papa revienne… et le voici, il a enlevé sa blouse, il porte sa pelisse et son bonnet de fourrure, il a l’air content… « Voilà, tu vois, ça n’a pas été très long. »
Le voici sur une vaste place enneigée, je sais que c’est une place de Moscou, il sort d’un grand magasin de friandises, les bras chargés de paquets enveloppés de papier blanc, entourés de rubans… J’aime le voir ainsi… le col de loutre de sa pelisse noire négligemment ouvert, découvrant son haut faux col blanc, son bonnet de fourrure légèrement rejeté en arrière… il sourit, je ne sais pourquoi… sur son visage animé, d’où quelque chose de plus intense encore qu’à l’ordinaire se dégage, brille la ligne nette, régulière, très blanche de ses dents.
Il s’approche du traîneau où emmitouflée jusqu’aux yeux, protégée par le tablier de cuir, je l’attends… il dégrafe d’un seul coté le tablier, dépose les
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