Enfance
sont là tous deux devant la porte, dans leurs longues chemises de nuit blanches… Papa leur parle d’un air furieux… « Mais je vous avais prévenus, je vous avais demandé de ne pas vous lever, c’est de la folie… »
Je suis tellement choquée qu’il leur parle de cette façon que je reste figée, je ne réponds pas comme je voudrais à leurs baisers, à leurs mots tendres… Eux n’ont pas l’air d’en vouloir à papa… Peut-être qu’ils sont trop faibles pour se défendre, ils sont si doux, si vieux… Comment a-t-il pu se fâcher comme ça, leur parler si rudement ? Dès que nous restons seuls je le lui demande… « Tu avais l’air si méchant… – Mais non, tu es bête, j’avais peur qu’ils prennent froid… à sept heures du matin ! en chemise de nuit ! Ils auraient pu attendre dans leur lit, je leur avais écrit… – Mais ce n’était pas la peine de le dire si méchamment… – Mais pas du tout, ce n’était pas méchant… – Tu as crié… – Pour qu’ils rentrent vite, ils entendent mal… Je ne voulais pas qu’ils prennent froid… – Ils savent que c’est pour ça ? – Bien sûr qu’ils le savent. Tu ferais mieux de penser à autre chose… »
Et vraiment j’aurais mieux fait. J’aurais peut-être alors pu conserver quelques autres moments de cet unique séjour auprès de mes grands-parents… Mais on dirait que ce moment-là, tellement violent, a pris d’emblée le dessus sur tous les autres, lui seul est resté.
Je me promène avec mon père… ou plutôt il me promène, comme il le fait chaque jour quand il vient à Paris. Je ne sais plus comment je l’ai rejoint… quelqu’un a dû me déposer à son hôtel ou bien à un endroit convenu… il est hors de question qu’il soit venu me chercher rue Flatters… je ne les ai jamais vus, je ne peux pas les imaginer se rencontrant, lui et ma mère…
Nous sommes passés par l’entrée du Grand Luxembourg qui fait face au Sénat et nous nous dirigeons vers la gauche, où se trouvent le Guignol, les balançoires, les chevaux de bois…
Tout est gris, l’air, le ciel, les allées, les vastes espaces pelés, les branches dénudées des arbres. Il me semble que nous nous taisons. En tout cas, de ce qui a pu être dit ne sont restés que ces mots que j’entends encore très distinctement : « Est-ce que tu m’aimes, papa ?… » dans le ton rien d’anxieux, mais quelque chose plutôt qui se veut malicieux… il n’est pas possible que je lui pose cette question d’un air sérieux, que j’emploie ce mot « tu m’aimes » autrement que pour rire… il déteste trop ce genre de mots, et dans la bouche d’un enfant…
— Tu le sentais vraiment déjà à cet âge ?
— Oui, aussi fort, peut-être plus fort que je ne l’aurais senti maintenant… ce sont des choses que les enfants perçoivent mieux encore que les adultes.
Je savais que ces mots « tu m’aimes », « je t’aime » étaient de ceux qui le feraient se rétracter, feraient reculer, se terrer encore plus loin au fond de lui ce qui était enfoui… Et en effet, il y a de la désapprobation dans sa moue, dans sa voix… « Pourquoi me demandes-tu ça ? » Toujours avec une nuance d’amusement… parce que cela m’amuse et aussi pour empêcher qu’il me repousse d’un air mécontent, « Ne dis donc pas de bêtises »… j’insiste : Est-ce que tu m’aimes, dis-le-moi. – Mais tu le sais… – Mais je voudrais que tu me le dises. Dis-le, papa, tu m’aimes ou non ?… sur un ton, cette fois, comminatoire et solennel qui lui fait pressentir ce qui va suivre et l’incite à laisser sortir, c’est juste pour jouer, c’est juste pour rire… ces mots ridicules, indécents : « Mais oui, mon petit bêta, je t’aime. »
Alors il est récompensé d’avoir accepté de jouer à mon jeu… « Eh bien, puisque tu m’aimes, tu vas me donner… » tu vois, je n’ai pas songé un instant à t’obliger à t’ouvrir complètement, à étaler ce qui t’emplit, ce que tu retiens, ce à quoi tu ne permets de s’échapper que par bribes, par bouffées, tu pourras en laisser sourdre un tout petit peu… « Tu vas me donner un de ces ballons… – Mais où en vois-tu ? – Là-bas… il y en a dans ce kiosque… » Et je suis satisfaite, j’ai pu le taquiner un peu et puis le rassurer… et recevoir ce gage, ce joli trophée que j’emporte, flottant tout bleu et brillant au-dessus de ma tête, retenu
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