Enfance
comment un enfant peut-il provoquer un pareil sentiment ?
Il faut que je mange encore beaucoup de soupe avant qu’on puisse me « détester »… Je devrai encore attendre assez longtemps pour obtenir cette promotion…
Mais plus tard, quand je n’appartiendrai plus à cette catégorie de pitoyables pygmées aux gestes peu conscients, désordonnés, aux cerveaux encore informes… plus tard, si cela subsiste encore en moi, ce qui s’y trouve déjà… quelque chose que je ne vois pas, mais qu’elle voit… si cela reste en moi, ce qu’on ne peut pas détester maintenant, on ne déteste pas un enfant… mais quand je ne serai plus un enfant… mais si je n’étais pas un enfant… ah, alors là…
Je dévale en courant, en me roulant dans l’herbe rase et drue parsemée de petites fleurs des montagnes jusqu’à l’Isère qui scintille au bas des prairies, entre les grands arbres… je m’agenouille sur son bord, je trempe mes mains dans son eau transparente, j’en humecte mon visage, je m’étends sur le dos et je l’écoute couler, je respire l’odeur de bois mouillé des énormes troncs de sapins écorcés portés par son courant et qui ont échoué près de moi dans les hautes herbes… je colle mon dos, mes bras en croix le plus fort que je peux contre la terre couverte de mousse pour que toutes les sèves me pénètrent, qu’elles se répandent dans tout mon corps, je regarde le ciel comme je ne l’ai jamais regardé… je me fonds en lui, je n’ai pas de limites, pas de fin.
Le brouillard qui monte jusqu’à l’hôtel, recouvre les prés, emplit la vallée, est bienfaisant, il adoucit, il rend moins douloureuse la fin des vacances… Sa fraîcheur, sa grisaille me stimulent, elles fortifient mon impatience d’affronter enfin ce qui m’attend à la rentrée, cette « nouvelle vie » au lycée Fénelon, on m’a dit qu’on y travaille tellement, que les professeurs y sont très exigeants, tu verras, les premiers temps risquent d’être difficiles, ça te changera de l’école primaire…
Enfin un matin très tôt, Véra me conduit jusqu’à l’angle de l’avenue d’Orléans et de la rue d’Alésia où s’arrête le tramway Montrouge-Gare de l’Est… Elle m’aide à escalader le marchepied, elle se penche vers la portière et elle dit au contrôleur : « Soyez gentil, c’est la première fois que « la petite » prend le tramway toute seule, rappelez-lui de descendre au coin du boulevard Saint-Germain… », elle me dit encore une fois de faire bien attention, je la rassure d’un geste et je vais m’asseoir sur la banquette en bois sous les fenêtres, mon lourd cartable neuf bourré de cahiers neufs et de nouveaux livres, posé par terre entre mes jambes… Je me retiens de bondir à chaque instant, je me tourne d’un côté et de l’autre pour regarder les rues à travers les vitres poussiéreuses… c’est agaçant que le tramway s’attarde tant à chaque arrêt, qu’il ne roule pas plus vite…
Rassure-toi, j’ai fini, je ne t’entraînerai pas plus loin…
— Pourquoi maintenant tout à coup, quand tu n’as pas craint de venir jusqu’ici ?
— Je ne sais pas très bien… je n’en ai plus envie… je voudrais aller ailleurs…
C’est peut-être qu’il me semble que là s’arrête pour moi l’enfance… Quand je regarde ce qui s’offre à moi maintenant, je vois comme un énorme espace très encombré, bien éclairé…
Je ne pourrais plus m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance…
Fin
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
PORTRAIT D’UN INCONNU, roman.
Première édition : Robert Marin, 1948.
MARTEREAU, roman.
L’ÈRE DU SOUPÇON, essais .
LE PLANÉTARIUM, roman.
LES FRUITS D’OR, roman.
Prix International de Littérature.
LE SILENCE, LE MENSONGE, pièces.
ENTRE LA VIE ET LA MORT, roman.
ISMA, pièce .
VOUS LES ENTENDEZ ?, roman.
« DISENT LES IMBÉCILES », roman .
L’USAGE DE LA PAROLE
THÉÂTRE :
Elle est là – C’est beau – Isma – Le Mensonge – Le Silence.
POUR UN OUI OU POUR UN NON , pièce.
Aux Éditions de Minuit
TROPISMES
Première édition : Denoël,
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