Enfance
le sacrifice de sa vie au service de la patrie a atteint son point culminant…
Le portrait de Bonaparte au pont d’Arcole, fixé entre le cadre et la glace au-dessus de ma cheminée, s’élançant le drapeau à la main, condensait en lui toutes les rêveries d’héroïsme et de gloire…
— C’est un peu plus tard que t’est venu ce grand amour pour lui…
— Était-ce de l’amour ? je me transportais tellement en lui… Quand plus tard au lycée j’ai épinglé au mur de ma chambre une immense carte de la bataille d’Austerlitz que j’avais moi-même dessinée avec des crayons de toutes les couleurs, chaque régiment, chaque mamelon y était indiqué… c’était moi, incarnée dans ce Napoléon un peu gras et ventripotent, mais je ne le voyais pas, c’était moi à travers lui qui regardais dans la lorgnette, donnais des ordres…
— Quand Mademoiselle de T. a amené toute la classe au musée du Luxembourg et puis a donné comme devoir de français : « Décrivez le tableau que vous avez préféré », celui que tu as choisi a naturellement été Le rêve de Detaille…
— J’ai gardé de ce devoir la sensation que j’avais eue en décrivant des « bataillons de héros qui traversaient un ciel de gloire au-dessus des soldats endormis dans leurs capotes sombres… », un sentiment d’exaltation qui se déversait dans des phrases que j’avais prises je ne sais où, déjà ampoulées à souhait, et les gonflait pour qu’elles s’élèvent encore plus haut, jamais assez…
Un étudiant est penché sur sa table couverte de cahiers, de livres, il prépare un examen… quand soudain derrière son dos un rideau de velours sombre s’entrouvre… deux mains aux doigts épais et forts en sortent, s’avancent… des mains gantées d’une peau blanchâtre… des gants en peau humaine !… elles s’approchent doucement, elles entourent le cou de l’étudiant, elles le serrent… je meurs, j’ai beau garder allumée la lampe de ma chambre, rester couchée dans mon lit le dos appuyé contre le mur dur et nu, sans aucun rideau… rien ne peut en sortir… je vois les mains étrangleuses, elles s’approchent de mon cou par-derrière… je n’y tiens plus, je saute hors de mon lit, je cours pieds nus le long du couloir, je frappe à la porte de la chambre à coucher, mon père m’ouvre, sort en refermant doucement la porte, Véra dort… « Papa, je t’en supplie, laisse-moi rester près de toi, j’ai peur, je n’en peux plus, j’ai tout essayé, je vois les mains… – Qu’est-ce que tu as ? Quelles mains ? – Mais les mains gantées de peau humaine… je sanglote… permets-moi, je ne ferai aucun bruit, je me coucherai sur la descente de lit… – Tu es folle… Voilà ce que c’est… tu vas regarder n’importe quel film idiot… tu ne demandes même pas… – Si, je te l’ai demandé. – Non, tu n’as rien demandé du tout. – Si, je t’ai demandé si je pouvais voir Fantômas avec Micha et tu as dit oui… – Ce n’est pas possible… tu penses… quand on est peureux comme toi. Je suis sûr que Micha n’a pas peur… – Mais moi je vais mourir… rien que de penser que ça va revenir, reste avec moi… – C’est tout ce qui me manquait. Je dois me lever à six heures… et tu n’as rien, tu n’es pas malade, tu te laisses aller comme un bébé, une vraie mauviette… à onze ans ne pas pouvoir se dominer à ce point, c’est honteux. C’est la dernière fois que tu as été au cinéma… »
Je reviens dans ma chambre, je me recouche, la rage de m’être exposée à un rejet humiliant, à un mépris insultant m’emplit, me gonfle, je vais éclater, écraser tout ce qui osera m’approcher… des mains… n’importe quelles mains même si elles ont des gants de peau humaine… mais qu’elles sortent… mais tandis que je me recouche, que je me tourne, pas le dos au mur, pour quoi faire ? non, le dos vers le vide derrière moi, exprès, on verra bien… j’ai beau fermer les yeux, me raidir, attendre, ma fureur doit les tenir à l’écart, elles n’osent pas sortir derrière mon dos à moi, elles se tiennent bien tranquilles là-bas, dans le film, loin de moi… derrière le dos de ce jeune homme… des mains… Micha avait raison… des gants en peau humaine, ça ? Mais on voit que c’est des gants de caoutchouc… des gants de gros caoutchouc… je ris un peu trop fort, je ne m’arrête pas de rire, je pleure de rire tandis
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