Enfance
petits Français. Je ne me souviens pas qu’on m’ait posé aucune question, visiblement les idées de différence de race ou de religion n’entraient dans l’esprit de personne.
Mon père me laissait aller dans toutes les églises où l’on m’emmenait… peut-être se disait-il que ces belles cérémonies ne pouvaient que laisser à un enfant de beaux souvenirs, et il ne cherchait pas plus à me détourner de Dieu, du Christ, des saints, de la Sainte Vierge, qu’il ne m’avait empêchée d’adresser des prières au Père Noël.
Mais plus tard, chaque fois qu’était soulevée cette question, j’ai toujours vu mon père déclarer aussitôt, crier sur les toits qu’il était juif. Il pensait que c’était vil, que c’était stupide d’en être honteux et il disait : Combien d’horreurs, d’ignominies, combien de mensonges et de bassesses a-t-il fallu pour arriver à ce résultat, que des gens ont honte devant eux-mêmes de leurs ancêtres et se sentent valorisés à leurs propres yeux, s’ils arrivent à s’en attribuer d’autres, n’importe lesquels, pourvu que ce ne soient pas ceux-là… Tu ne trouves pas, me disait-il parfois, beaucoup plus tard, que tout de même, quand on y pense… – Oui, je le trouvais…
Madame Bernard ne m’a jamais posé de question sur ma vie de famille, elle me disait comme aux autres « Dis à ta maman de passer me voir… » peut-être s’était-elle aperçue que c’était toujours papa qui venait… en tout cas, je ne sais pourquoi elle m’a demandé un jour si j’aimerais venir le lendemain goûter chez elle avec ses enfants… et après rester un peu, faire mes devoirs chez elle.
— C’était peut-être à cause de l’incident… tu te rappelles… les poux…
— Ah oui, les poux… la classe est encore vide, je suis seule à mon rang et derrière moi sont assises les deux plus mauvaises élèves de la classe, des commères inséparables, toujours en train de chuchoter entre elles, d’échanger des coups d’œil, de ricaner… Je les évitais, mais elles jouaient un rôle important dans ma classe de cocottes en papier… elles m’étaient d’un grand secours quand je commençais à m’ennuyer, elles me procuraient l’occasion de m’amuser en leur faisant dire des choses abracadabrantes, donner des réponses drôles, insolentes…
Maintenant elles sont là en chair et en os, installées derrière moi, pas drôles du tout, un peu répugnantes, grossières, chuchotantes, ricanantes, malveillantes… elles étouffent des petits cris, des petits rires, et quand je me retourne elles font des têtes de bois… Aussitôt la classe terminée elles descendent à toute allure les gradins, elles courent vers Madame Bernard et lui chuchotent quelque chose d’un air excité… et voilà que Madame Bernard me cherche des yeux, elle me fait signe de m’approcher, et elle m’emmène dans un petit bureau à côté de la classe. Là elle me dit : Laisse-moi regarder ta tête… elle se penche vers mes cheveux de tout près, et d’un ton gêné, scandalisé, grave, compatissant, elle prononce ces mots inattendus : Tu as des poux… Il faut qu’on t’en débarrasse au plus vite… Pour ça tu devras rester quelques jours chez toi… Une élève viendra t’apporter tout ce qu’il faut pour te tenir au courant et tu lui remettras tes devoirs, comme ça tu ne manqueras rien… et dis à ta maman qu’elle vienne me voir. Et elle pose sur moi un regard préoccupé, pénétrant et affectueux qui me révèle, une fois de pins, la finesse, la grande et pudique bonté que je sens toujours en elle…
Je rentre aussi vite que je peux et j’annonce à Adèle et à Véra cette étonnante nouvelle : J’ai des poux ! Oui, dans les cheveux… Adèle se précipite, regarde, défait mes nattes, constate… – Mais comment se fait-il que tu n’aies rien senti ? Ça ne te démange donc pas ? – Mais non… – Jésus Marie Joseph, Sainte Vierge ayez pitié de nous, il y a même des lentes… C’est la première fois que j’entends ce mot… Oui, il y a des lentes, les œufs que pondent les poux… Véra grogne, se fâche contre Adèle, Adèle proteste, m’accuse… Voilà ce que c’est de vouloir tout faire elle-même… Mademoiselle se natte, fait sa toilette toute seule, il ne faut pas y toucher… Tout en « répondant à Madame » qui est furieuse, elle se prépare pour aller à la pharmacie, et elle en rapporte un onguent dont elle
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