Enfance
chance… » Ils se penchent vers moi, ils me tapotent la tête… « Comme elle vous ressemble »… Mon père m’attend sur le seuil de la porte… Il se découpe là, très mince et droit, une image, lui aussi, celle de la détermination, de l’énergie… son visage est plus jeune et plus heureux que d’ordinaire… Il dit « Bon. Alors à demain… un « Bon » par où s’échappe un peu de sa satisfaction, un « Bon » où je perçois comme c’est bon, comme c’est bien qu’il en soit ainsi, que j’aie reçu aujourd’hui ma part d’efforts quotidiens, que je la reçoive encore demain… Sans cette part, comment est-il possible de vivre ?… Bon. Alors à demain… Allons viens, ma fille. »
C’est ainsi qu’il m’appelle parfois depuis que je suis à Paris, quand il se montre tendre avec moi. Plus jamais Tachok, mais ma fille, ma petite fille, mon enfant… et ce que je sens dans ces mots, sans jamais me le dire clairement, c’est comme l’affirmation un peu douloureuse d’un lien à part qui nous unit… comme l’assurance de son constant soutien, et aussi un peu comme un défi…
— Mais crois-tu que vraiment, même à ce moment-là, dans ce havre retiré, ce sanctuaire, sous la protection de ces images saintes, tu aies perçu dans ces mots…
— Je ne crois pas que même là j’aie pu entendre mon père me dire « Ma fille » comme si j’entendais de simples mots usuels, banals, tout naturels et allant de soi, les mots qu’ont entendus Monsieur et Madame Florimond.
Nous revenons, Véra et moi, de l’avenue d’Orléans où nous sommes allées faire des achats, nous marchons tranquillement le long de la rue d’Alésia, nous allons quelques pas plus loin la traverser pour entrer dans la rue Marguerin… quand tout à coup je pose la main sur la main de Véra qui tient légèrement soulevée sa longue jupe et je lui demande ce qui s’appelle à brûle-pourpoint : « Dis-moi, est-ce que tu me détestes ? »
Je savais bien que Véra ne me répondrait pas « Oui, je te déteste »… je devais espérer que ce mot violent, lancé à l’improviste, l’accrocherait, la tirerait vers moi, elle serait forcée de se tourner vers moi, de plonger au fond de mes yeux un regard navré et de me dire : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Mais au contraire, voyons, comment ne le sens-tu pas ? »
— Non, là tu vas trop loin, tu ne pouvais pas t’attendre à de telles effusions…
— Alors je voulais au moins qu’elle me regarde d’un air agacé, qu’elle hausse les épaules et dise : Mais quelle stupidité ! Vraiment « les oreilles se fanent » en entendant ça… une expression qu’elle employait souvent…
Enfin, il est certain que j’attendais, que je quêtais une petite tape rassurante.
— Et peut-être as-tu cherché à profiter de ce calme, de cette entente pour l’effrayer : Tu vois, regarde, maintenant, quand tu te conduis si bien, observe ce qui se passe parfois en toi, ces brusques fureurs rentrées, ces bouillonnements, ces sifflements qui te viennent on ne sait d’où… peut-être de ma seule présence… regarde, voilà comment on nomme ça: « détester », ça s’appelle ainsi. C’est clair, tu me « détestes »… Non ? Ce n’est pas clair ? Ce n’est pas ça ? Tu ne me détestes pas ? Qu’est-ce que c’est alors ? Essayons de l’examiner ensemble… en toute sincérité… nos deux âmes rapprochées… je suis toute prête à voir dans la mienne ce que tu y vois, et toi aussi… nous allons d’un même élan, d’un même cœur…
— Oui, il devait y avoir quelque chose comme ça, si incroyable que cela paraisse…
Véra s’arrête brusquement, elle garde le silence… et puis elle dit de son ton bref, péremptoire : « Comment peut-on détester un enfant ? »
Des mots qu’elle est allée chercher et qu’elle a rapportés de là où je ne peux pas la suivre… des mots compacts, opaques où je ne perçois que ce « on » que je connais… « On »… les gens normaux, les gens moraux, ceux qui sont comme on doit être, ceux dont elle fait partie…
Et « détester »… quel mot !… un de ces mots trop forts, de mauvais goût… qu’un enfant bien élevé ne doit pas employer, et surtout… quelle outrecuidance… oser se l’appliquer à lui-même…
« Est-ce que tu me détestes ? »
Mais pour qui se prend donc cet enfant ? « détester »!
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