Enfance
maison… et maman étendait le bras, rejetait la tête en arrière… n’est pas une souricière ! » Nous trouvions cela désopilant…
Et puis au mois d’août, le tambour a annoncé la mobilisation générale. Et après, des feuilles collées sur la mairie nous ont appris que c’était la guerre. Maman s’est affolée, il fallait qu’elle rentre en Russie immédiatement sinon elle serait coupée, retenue ici. Elle pouvait encore prendre un bateau qui partirait de Marseille…
Je l’ai accompagnée à Royan, au train… j’étais déchirée… et ce qui me déchirait encore davantage, c’était sa joie qu’elle ne cherchait même pas à dissimuler… ce beau voyage jusqu’à Constantinople… et puis la Russie et Pétersbourg et Kolia… comme il devait l’attendre… comme il devait être inquiet…
Quand je suis revenue dans la villa que mon père et Véra avaient louée à l’autre bout de Saint-Georges-de-Didonne, mon air désolé a dû encore cette fois les agacer, mon père était plus froid avec moi que d’ordinaire et Véra plus sifflante encore, plus vipérine qu’elle ne l’était assez souvent dans ce temps-là.
Peu de temps après le départ de grand-mère, Véra a décidé que le moment était venu où Lili devrait absolument avoir une gouvernante anglaise. Si l’on attendait davantage, Lili n’aurait plus le bon accent.
Ne sachant pas elle-même l’anglais, elle faisait soigneusement contrôler la façon de parler des jeunes Anglaises qui se présentaient par une amie qui s’y connaissait, et ne choisissait que parmi celles qui avaient la prononciation la plus pure.
Véra leur faisait bien comprendre qu’elles n’étaient engagées que pour donner leurs soins à « la petite », « la grande » n’en avait pas besoin.
Il s’est révélé rapidement que rien ne pouvait davantage fâcher Véra, l’indisposer contre elles que de les entendre m’adresser la parole en anglais, me faire une observation quelconque touchant à mon éducation, enfin de les voir s’occuper tant soit peu de moi.
Il me semble maintenant que c’était peut-être là un effort de sa part pour équilibrer entre Lili et moi les avantages, les chances… Je parlais très bien le russe, quelque peu l’allemand, je n’avais pas besoin en plus de l’anglais… Et même, l’anglais dont la connaissance était pour elle un signe de distinction, d’élégance procurerait quelques points d’avance sur moi à Lili. Et aussi peut-être trouvait-elle que sa mère m’avait donné bien davantage qu’à sa véritable petite-fille et que mon père se préoccupait un peu trop de moi…
En tout cas, si Véra avait voulu me donner à moi la passion de l’anglais, elle n’aurait pas pu mieux s’y prendre… Et puis il s’est trouvé que cette langue par elle-même m’enchantait. Et aussi elles me semblaient pour la plupart charmantes, ces jeunes Anglaises candides, toutes fraîches -écloses de leurs enfances champêtres de filles de pasteurs, d’instituteurs… des enfances qui n’avaient pu être que ce que sont les « vraies » enfances vécues dans l’insouciance, dans la sécurité, sous la ferme et bienveillante direction de parents unis, justes et calmes… Elles se sentaient perdues ici, aux prises avec les passions obscures, les réactions sauvages de Véra.
Elles se rendaient compte au bout d’un certain temps qu’elles occupaient dans cette maison le point le plus « chaud », le plus dangereux, elles avaient la charge de Lili… Lili protégée contre tous par le puissant système de défense disposé autour d’elle par sa mère… Celles qui commettaient tant soit peu l’imprudence d’amener Lili à mettre en branle par ses plaintes, ses pleurnicheries, ce dispositif toujours en état d’alerte, devaient se dépêcher de battre en retraite… Si elles osaient se défendre, elles recevaient la volée de mitraille de ces mots lancés par Véra sur son ton sans réplique : « Lili-ne-ment-jamais. »
Peu d’entre elles parvenaient à tenir bien longtemps à ce poste d’où en présence de Véra je m’approchais le moins possible. Mais je ne m’en privais pas quand Véra s’absentait, ce qui arrivait assez souvent.
Le soir surtout, quand Véra et mon père étaient sortis, nous nous retrouvions, ces jeunes Anglaises esseulées et moi, dans leur chambre près de la mienne, celle que grand-mère avait occupée, qui avait l’avantage d’être plus près de
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