Et Dieu donnera la victoire
des campagnes désertées en proie aux loups et aux brigands, routiers ou écorcheurs, des villes aux populations décimées, au bord de la misère. Paris est en proie à une frénésie de meurtres sous la houlette des mauvais bergers de la Grande Boucherie : Caboche et Capeluche, alliés des Anglo-Bourguignons.
Pas plus que Louis d’Orléans et le duc de Bourgogne, le chef des Armagnacs, le comte Bernard, ne fera de vieux os : il sera abattu comme un chien, jeté aux ordures, et on découpera dans sa peau un bel étendard... On disait de lui : « un diable en fourrure d’homme » , mais, dans cette époque tragique et confuse, comment discerner l’oeuvre de Dieu et celle du diable ?
Si le dauphin Charles est à plaindre, l’héritier d’Angleterre n’est guère mieux loti : guerre en Écosse et en France, guérillas en Normandie contre les rebelles fidèles à la couronne de France. Encore enfant, Henri a pourtant une satisfaction : le traité de Troyes (1420), signé par la reine Isabeau en lieu et place de son royal époux, fait de lui un roi d’Angleterre... et de France !
Quelques années ont passé. Dans une enclave française des marches de Lorraine, en pays Barrois, entre Vaucouleurs et Neufchâteau, dans un petit village du nom de Domrémy, Jeanne, fille de Jacques, responsable de cette communauté rurale, vient pour la première fois d’entendre dans le jardin de son père des voix venues d’ailleurs. Elles lui disent, ces voix, qu’elle doit aller délivrer Orléans assiégée par les Anglais, faire sacrer le dauphin Charles roi de France, à Reims, et bouter hors de France les Anglais.
Au temps où commence notre histoire, Jeanne, que l’on appelle Jeannette, ouvre ses yeux sur le monde...
Voir, à la fin du volume, les cartes : Les trois France ; Le siège d’Orléans ; Les routes de Jeanne .
1
Dans le jardin du père
Domrémy, 1412
L’été bourdonne autour de la maison. Sur la table de chêne, les abeilles disputent aux mouches une goutte de miel. Dans le courtil, le long du ruisseau des Trois-Fontaines où jacasse un groupe de lavandières, on entend grogner les pourceaux et caqueter la volaille. La cloche de l’église proche vient de sonner cinq heures ; le père doit être sur le chemin du retour, dans la grande chaleur qui stagne sur la vigne proche du Bois-Chenu, en marge des prairies où coule la Meuse à demi asséchée par la canicule. Par moments, une haleine brûlante qui sent le fumier et le crottin souffle par la porte jusqu’à la beneste de joncaille. La terre a soif, mais le silence de cinq heures porte la promesse d’une soirée moins ardente et d’un matin de rosée. On prolongera la veillée sous le pommier, avec peut-être la présence de quelques voisins, du curé, d’un moine ou d’un marchand de passage. L’oncle Durand Laxart, de Burey, sera présent lui aussi et, s’il est de bonne humeur, jouera quelques airs d’Allemagne sur sa musette.
Zabelle chasse d’un coup de pied la poule qui, d’une allure circonspecte, s’est aventurée jusqu’à la table.
– Dehors, sale bête ! Ah mais...
Le chien Brutus approuve cette injonction d’un grognement ensommeillé. Zabelle se penche sur la beneste, écarte la mouche qui tétait une trace de lait sucré sur la lèvre de Jeannette qui, entortillée dans sa touaille, poursuit son somme de l’après-midi. Le moment est venu de lui donner le sein, mais la mère hésite : un sommeil d’enfant, c’est un petit mystère qu’elle répugne à dissiper. C’est le même scrupule qu’elle a observé avec ses autres enfants : Jean, Jacques, qu’on appelle Jacquemin, et Pierre, qu’on a surnommé Pierrelot.
– Mais où sont-ils passés, ces garnements ? s’inquiète la mère.
Elle sait qu’il ne faudrait pas chercher bien loin pour trouver Jean et Jacquemin : ils doivent être occupés à faire naviguer leurs bateaux d’écorce sur le ruisseau. Quant à Pierrelot, s’il n’est pas à tirer le merle à la fronde, il ne peut être qu’en train de se battre avec les gars de Maxey, le village voisin situé en terre ennemie.
Zabelle se penche de nouveau sur la beneste. Il faut se décider. Elle souffle sur le visage du nourrisson, essuie la sueur délicate qui perle sur le front. Jeannette ouvre les yeux, se trémousse dans ses linges pour réclamer sa liberté de mouvement, laisse échapper de ses lèvres une grosse bulle de salive et un grognement de chiot.
– Mon bellon... ma belette...
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