Fiora et le Pape
femme un regard fulgurant puis,
traversant la pièce à grandes enjambées, sortit en claquant la porte.
Le
bruit parut réveiller Juana qui, occupée à préparer une robe lors de l’entrée
de Fiora, s’était alors pétrifiée et avait suivi la scène avec stupéfaction.
– Mon
Dieu ! articula-t-elle enfin. Ne me dites pas que vous l’avez repoussé ?
– Je
me serais jetée par la fenêtre s’il avait essayé de m’approcher une seconde
fois !
– Mais
pourquoi ? Pourquoi ? N’est-il pas magnifiquement beau ?
– C’est
possible, mais je ne suis pas sensible à ce genre de beauté ! Ce n’est pas
un homme, c’est un singe !
– Comment
pouvez-vous dire cela ? Les toisons de son corps sont douces comme la
laine d’un agneau nouveau-né. Il est le dieu même de l’amour, ajouta Juana avec
un trémolo dans la voix, et quand il vous possède, c’est le paradis qui s’ouvre.
Fiora
considéra la duègne avec une sincère stupéfaction.
– Qu’est-ce
que vous en savez ?
Dona
Juana devint rouge brique et se mit à tortiller les clefs de sa ceinture,
baissant pudiquement les yeux.
– Je
le sais ! affirma-t-elle. Il y a vingt ans... nous nous sommes aimés...
sous les orangers de mon jardin, à Jativa. Je n’ai jamais pu l’oublier et quand
il est venu me demander, voici cinq ans, de venir à Rome pour veiller sur lui,
je n’ai pas hésité un instant.
– Vous
avez... recommencé alors ?
– Non.
Il aime la jeunesse. D’ailleurs, un tel souvenir suffit à illuminer toute une
vie, conclut-elle avec âme.
– Et,
à présent, vous soignez les filles qu’il amène ici ? N’êtes-vous pas
jalouse ?
Outragée
par ce qu’elle considérait comme une offense, Juana se redressa et redevint un
instant ce qu’elle avait dû être autrefois : une Espagnole hautaine et
méprisante, confite dans la dévotion et uniquement consciente de l’antiquité de
sa race.
– Jalouse,
moi ? Et de quoi ? De ces filles de rien qu’il ramasse pour son
plaisir et que j’habille, que je parfume pour qu’elles soient à peu près dignes
de passer un moment dans son lit ? Mais je fais cela comme je sucrerais
pour lui les pâtisseries qu’il aime. Ce qui compte, c’est que le même sang
coule dans nos veines. Ces filles ne sont qu’un peu de poussière. Son plaisir à
lui, son plaisir avant tout ! Il m’est même arrivé d’en maintenir
certaines tandis qu’il assouvissait son désir. Et vous voudriez que je sois
jalouse ?
– Il
n’y a vraiment pas de quoi, en effet, soupira Fiora. Joli métier que vous
faites ! En tout cas, mettez-vous bien ceci dans la tête : je ne suis
pas, moi, une fille de rien, et votre Borgia non seulement ne m’intéresse pas,
mais me répugnerait plutôt !
Le
bruit d’une cavalcade dans la rue les fit taire. Juana ouvrit une fenêtre et
regarda au-dehors, puis la referma, donnant tous les signes d’une profonde
affliction :
– Il
s’en va ! Vous l’avez chassé ! De quel bois êtes-vous donc faite ?
– De
celui dont on fait les femmes honnêtes. Quelque chose qui n’a pas l’air de
courir les rues de Rome. Vous dites qu’il s’en va ? Et où va-t-il, à votre
avis ?
– Il
a pris les épieux et il porte ses habits de campagne. Je pense qu’il va chasser
le sanglier à la Magliana.
– Et...
c’est loin, la Magliana ?
– Une
villa, aux environs de Rome, mais quand il y va c’est pour se détendre les
nerfs et il y reste au moins deux jours.
– Deux
jours de tranquillité ! Quelle chance !
– Une
chance ? Quand il revient, il est ivre de sang et de vin... et c’est avec
joie que je t’attacherai à ce lit ! Tu t’es trop longtemps moquée de lui,
ma belle ! Tu verras ce qu’il t’en coûtera !
Et,
avec l’allure superbe d’une reine de théâtre, Juana quitta la chambre. Le bruit
de la clef tournant plusieurs fois dans la lourde serrure convainquit Fiora qu’elle
était une fois de plus enfermée. Mais elle préférait de beaucoup la solitude à
la compagnie de l’adoratrice de Rodrigo.
Elle
commença par se débarrasser de son drap mouillé, s’habilla, brossa ses épais
cheveux noirs qu’elle tordit simplement en une seule grosse natte, puis revint
s’asseoir dans le fauteuil qu’elle préférait pour y réfléchir. Il fallait, à
tout prix, qu’elle ait quitté ce palais avant le retour du maître car ce
retour, la chose était certaine, serait pour elle plus que
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