Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia

de vie – Dieu merci. Je n’y parvins qu’à moitié. J’étais en train de m’essuyer les joues lorsque Rocco sortit de son échoppe.
    Il resta là un moment dans la rue ensoleillée et le bruit de la ville qui retournait lentement à la normale, après les excès de la veille. Son visage était solennel et ses yeux en alerte, lorsqu’il tira une pièce de sa poche et la jeta en l’air en direction de son fils, qui bondit pour l’attraper.
    — Dis à Maria que je veux un pain particulièrement bon, lui recommanda-t-il, et prends-toi un biscotto, tant que tu y es.
    Nando déguerpit, me laissant avec son père. J’avais la bouche sèche et n’osai détourner mon regard du sien. Au bout d’un moment, Rocco s’écarta pour me laisser entrer. Il me suivit et ferma la porte derrière nous.
    À peine passé le seuil, je me retournai et lâchai les mots qui venaient du fond de mon cœur.
    — Je suis tellement navrée.
    Il ne me fit pas l’affront de ne pas comprendre, et hocha la tête.
    — Lorsque je me suis rendu compte que j’aurais pu le perdre, je t’en ai voulu.
    C’est bien ce que j’avais lu sur son visage, et c’est bien ce que j’avais cru ancré à jamais. Mais les êtres tels que moi nourrissent eux aussi de l’espoir, quand bien même infime. Rassemblant tout mon courage, je lui demandai :
    — Est-ce toujours le cas ?
    Il me dévisagea et j’eus soudain le sentiment que lui seul, parmi tous ceux que je connaissais, me voyait réellement, comme personne (pas même moi) ne parvenait à le faire. Qu’il ne voyait pas la noirceur en moi à l’origine de ces effroyables cauchemars et de visions difformes que je ne comprenais pas, mais plutôt la femme que je rêvais d’être. Une femme de la lumière.
    — Tu as bien failli mourir en le sauvant. Quoi que tu aies pu faire d’autre, je ne l’oublierai jamais.
    — Morozzi s’en est tiré. Il est toujours dans la nature…
    J’avais sauvé l’enfant et les juifs, mais au final j’avais échoué à venger mon père. L’ombre qui obscurcissait ma vie était toujours là, et avec elle le mystère qui faisait que j’étais telle que j’étais.
    Rocco s’avança vers moi et me prit la main.
    — Nous nous chargerons de lui, Francesca. Il n’est pas seulement ton ennemi à toi.
    Ne sachant quel son allait sortir de ma bouche, je préférai me contenter de hocher la tête, et fus soulagée lorsqu’il m’emmena voir le matériel qu’il avait fabriqué pour moi. Je feignis de m’y intéresser jusqu’à ce qu’il dise :
    — Lorsque tu es venue me commander tous ces objets, tu avais envie de me demander quelque chose, n’est-ce pas ?
    Je m’efforçai de m’en rappeler, mais sincèrement rien d’autre ne m’importait en cet instant-là que le pardon que je semblais avoir obtenu, et le chemin qu’il me restait encore à parcourir. Or, un souvenir finit par refaire surface. Je commençai par l’écarter, mais n’en fis rien en constatant qu’il était vraiment sérieux.
    — Je voulais te demander s’il était vrai que mon père appartenait à une société secrète d’alchimistes du nom de Lux. Je me demandais si toi-même tu n’en serais pas membre.
    — As-tu prévu quelque chose demain soir ?
    Sa question me décontenança. Je ne vis pas tout de suite le rapport avec ce que je venais de dire.
    — Je ne crois pas…
    — Alors viens ici et tu trouveras ta réponse.
    Avant d’avoir pu totalement assimiler le sens de sa phrase, j’entendis les pas d’un enfant résonner dans la rue. Dans un sourire, Rocco dit :
    — Seulement, ne sois pas surprise si certaines des personnes que tu vas rencontrer te sont déjà connues.
    C’est alors que Nando fit irruption devant nous, un pain chaud dans les mains et pris d’une envie irrépressible de bavarder. Par-dessus sa tête, mon regard croisa celui de Rocco. En lui, je vis la calme acceptation de la lutte qui nous attendait, mais également l’espoir tenace que l’avenir peut être meilleur et que la lumière peut triompher.
    En particulier lorsqu’une maîtresse des ténèbres en a décidé ainsi.

NOTE DE L’AUTEUR
    Pour l’écriture de Francesca , je me suis appuyée sur les ouvrages suivants : Lucrezia Borgia : Life, Love and Death in Renaissance Italy et Cesare Borgia : His Life and Times (Sarah Bradford), The Borgias (Ivan Cloulas), The Borgias (Marion Johnson), The Fall of the House of Borgia (E. R. Chamberlin), The Borgias (Clemente Fusero), The