George Sand et ses amis
condamnais à des austérités qui étaient sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer ou à détruire en moi.
Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais autour du cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de cilice. Je sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps était insensible, il n'existait plus.» Bref, le mysticisme s'était emparé d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensée vers des songes paradisiaques.
Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des soeurs converses chargées des basses besognes de la communauté, et spécialement de la soeur Hélène, une pauvre écossaise vouée à la phtisie, qui s'arrêtait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette malheureuse créature était laide, vulgaire, marquée de taches de rousseur ; mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de souffrance d'une infinie mélancolie. Aurore voulut la seconder dans son gros travail, l'aida à enlever ses seaux, à balayer, à frotter le parquet de la chapelle, à épousseter et brosser les stalles des nonnes, voire même à faire les lits au dortoir. Qu'eût pensé madame Dupin si elle avait su que sa petite-fille se livrait à d'aussi viles occupations ? En retour, Aurore apprenait à soeur Hélène les éléments de la langue française, et c'était là un touchant échange de services. A l'image de son élève, la future châtelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur amour de Dieu, dans quelque communauté.
La supérieure des Anglaises et l'abbé de Prémord se garderont d'encourager une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur part, très avisé. Ils exigèrent même qu'Aurore renonçât aux exagérations de son mysticisme, qu'elle jouât et courût avec ses compagnes, au lieu de passer à la chapelle les heures de récréation. L'ordre était formel : «Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres.» Elle dut se soumettre à la proscription, tout en continuant à communier le dimanche, et vite elle recouvra son équilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs mois de béatitude. «Ils sont, dit-elle, restés dans ma mémoire comme un rêve, et je ne demande qu'à les retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant ; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin.»
Ce retour à la gaieté-une gaieté pieuse et pratiquante-fut marqué par un goût très vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comédies qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On élaborait des scénarios sur lesquels on dialoguait d'abondance, à l'improvisade. Les travestissements étaient un peu bien primitifs, ceux surtout des rôles masculins.
C'était une manière de costume Louis XIII, où les hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncées jusqu'à mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux ; avec du papier frisé on simulait des plumes. Il y eut même des bottes, des épées et des feutres fournis par les parents. Madame la supérieure daigna assister à l'une des représentations avec toute la communauté, et l'on eut ce soir-là permission de minuit. Aurore, qui était l'impresario de la troupe, retrouva dans sa mémoire quelques scènes du Malade imaginaire qu'elle ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague paraphrase de Molière proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux pratiques de monsieur Purgon, avec des intermèdes renouvelés de Monsieur de Pourceaugnac. On avait découvert, dans le matériel de
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