George Sand et ses amis
brûlé. Les rues, c'est de la séparation de pierres ; cette rivière, c'est de la séparation d'eau ; ces hommes, de la séparation en chair et en os ! Voyez Victor Hugo.» Ou à son vieux Caron, le 4 juin 1829 : «Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaître ? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment et le dévouement de tous ceux qui vous entourent !»
Pour remédier aux déboires de son existence, Aurore avait la consolation de beaucoup lire-elle faisait venir de Paris les nouveautés-et de soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle était médiocre ménagère, dépensant 14.000 francs en une année, quand son mari lui avait assigné le maximum de 10.000. Dans les lettres à Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, ou à sa mère, elle n'a qu'une pensée dominante : la sollicitude pour ses enfants.
Le reste lui importe peu. Le spectacle de la vie lui a donné un dégoût prématuré. Elle parle de sa sciatique, de ses douleurs, à la façon d'une sexagénaire, et elle ajoute sous couleur de badinage : «Je suis un peu dans les pommes cuites.» Nohant, c'était pour elle la «stagnation permanente.» Elle avait comme compagnon de ses rêveries un cricri, qui venait manger ses pains à cacheter, que d'ailleurs elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnât. Il se promenait sur son papier, voulait goûter à l'encre, et périt écrasé par une servante qui fermait une fenêtre. «Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique.»
La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec délicatesse, va marquer de façon symbolique la fin de son séjour à Nohant. Elle écrivait beaucoup, à l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec l'arrière-pensée de trouver un gagne-pain et l'indépendance. Elle les aurait demandés, très volontiers, à la peinture ou à la broderie, mais ni l'une ni l'autre n'était rémunératrice. Or elle voulait être libre. M. Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration à signer sans lui permettre de la lire. Une vocation littéraire s'éveilla en elle, ou plutôt le désir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle avait commencé un vague roman, Corambé ; en 1827, elle composait le Voyage en Auvergne ; en 1829, la Marraine, qui ne fut pas publiée. «Je reconnus, dit-elle, que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue ; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et s'enchaînaient par la déduction, au courant de la plume.»
Elle avait secoué l'attachement platonique qui, durant de longues années, avait lié son âme à celle d'Aurélien de Sèze. Ses enfants même ne parvenaient pas à la retenir à Nohant : la répulsion pour cette vie vulgaire et plate auprès de M. Dudevant était trop forte. «Ma petite chambre, s'écrie-t-elle, ne voulait plus de moi.»
La Révolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore accroître son désir d'être à Paris, parmi la fermentation des idées nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un accès de fièvre cérébrale qui mit ses jours en danger. «Pendant quarante-huit heures, écrit-elle à sa mère, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle planète.» Enfin un incident favorisa son évasion, lui inspira la résolution définitive. Le 3 décembre 1830, elle écrit à Jules Boucoiran : «Sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait brisée. Il y a un terme à tout.» Et elle donne
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