George Sand et ses amis
comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme !» Puis c'est le gigantesque Alphonse Fleury : «Homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible ; homme des premiers siècles, des siècles de fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge.» Et, donnant cours à cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait et qui s'épanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine volcanique, sur le refroidissement de la contrée depuis qu'il ne la réchauffe plus de son souffle, sur le déchaînement des vents que n'emprisonnent plus ses poumons athlétiques. «Depuis ton départ, écrit-elle, toutes les maisons de La Châtre ont été ébranlées dans leurs fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O... a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.»
Ce sont là, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en offrira à profusion dans la Vie de Bohême. Mais, pour esquisser le troisième portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus délicat. La caricature s'atténue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance d'émotion ou tout au moins de discrète sympathie :
«Et toi, petit Sandeau ! aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées ! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun ! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil ; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d'Egypte bien connue.»
Tandis que ses amis goûtaient les délices de la vie parisienne, Aurore n'aspirait qu'à les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fièvre et un bon rhumatisme, d'être «empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes.» A l'en croire, elle fait à grand'peine en un jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est auprès de la cheminée du dit appartement que l'autre est encore dans la salle à manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent à voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,-est-ce l'effet du séjour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau ?-la guérison s'opère comme par miracle. Elle mène la vie de l'étudiant enthousiaste et exubérant, avide tout ensemble de travail et de plaisir.
A La Châtre, il va sans dire que cette existence, dont on exagérait les singularités, faisait scandale. Madame Dudevant s'était mise au ban de la société, et les cancans allaient leur train. «Ceux qui ne m'aiment guère, écrivait-elle à Jules Boucoiran, disent que j'aime Sandot (vous comprenez la portée du mot) ; ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que j'aime Sandot et Fleury à la fois ; ceux qui me détestent, que Duvernet et vous, par dessus le marché, ne me font pas peur.
Ainsi j'ai quatre amants à la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions vives.» A dire vrai, sur les quatre il fallait en éliminer trois et garder le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir résisté pendant trois mois à Paris ; mais déjà l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux environs de Nohant. La littérature les rapprocha. Ils collaborèrent et cohabitèrent. «J'ai résolu, écrit-elle à Charles Duvernet le 19 janvier 1831, de l'associer à mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux pas paraître, et je lui prêterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret sur cette association littéraire.» Ce fut bientôt le secret de Polichinelle, à La Châtre et à Paris ; mais l'associée de Jules Sandeau n'en avait cure. Elle ne se souciait que de
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