George Sand et ses amis
voués à boire chez tous les personnages influents, devait agréer à Casimir Dudevant. Les élections passèrent ; l'habitude persista, invétérée et accrue. Le seigneur de Nohant était sans cesse en parties et en fêtes.
«Vous savez, écrivait Aurore le 1er avril 1828 à un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit et enragé des jambes. Le froid, la boue ne l'empêchent pas d'être toujours dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.» Il est vrai que, dans une autre lettre du 4 août de la même année, elle écrit à sa mère, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de ses tristesses conjugales : «Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour.» Par malheur, si Casimir avait du goût pour les occupations champêtres, il en avait également pour les filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de s'en apercevoir.
En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le médecin arriva quand la mère s'était déjà endormie et que le nouveau-né était tout pomponné : Solange avait devancé l'époque à laquelle on l'attendait. Aurélien de Sèze, qui venait quelques jours auparavant rendre une visite sentimentale à Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir été prévenu, ornée d'un respectable embonpoint et travaillant à une layette. «Que faites-vous donc là ? dit-il.-Ma foi, vous le voyez, je me dépêche pour quelqu'un qui arrive plus tôt que je ne pensais.» Devant cette layette et cette rotondité, l'affection platonique de «l'ami de Bordeaux»-comme l'appelle l'Histoire de ma Vie-dut choir du septième ciel dans une prosaïque réalité.
Aurore ne se réveilla quelques heures après l'événement que pour assister à un assez pitoyable spectacle. Son frère Hippolyte, qui était allé chercher le médecin et qui, ravi sans doute d'avoir une nièce, avait fait le repas le plus plantureux et le plus arrosé, entra dans la chambre de l'accouchée en un tel état d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit, il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il grommelait, avec l'idée fixe du pochard : «Eh bien ! je suis gris, voilà tout. Que veux-tu ? j'ai été très ému, très inquiet, ce matin ; ensuite j'ai été très content, très heureux, c'est la joie qui m'a grisé ; ce n'est pas le vin, je te le jure, c'est l'amitié que j'ai pour toi qui m'empêche de me tenir sur mes jambes.» Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de l'ivrogne ; mais de telles scènes, où son mari tenait un rôle, devenaient hélas ! presque quotidiennes. C'étaient de misérables orgies : les hobereaux des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. «Tant que l'on-c'est-à-dire Casimir-se bornait à être radoteur, fatigant, bruyant, malade même et fort dégoûtant, je tâchais de rire, et je m'étais même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, m'avait révoltée.» Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand on devenait obscène et grossier, il fallait bien qu'Aurore se réfugiât dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'à six ou sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une chambrière. C'était tantôt l'espagnole Pépita, «sale et paresseuse comme une véritable castillane,» tantôt la berrichonne Claire, sans préjudice de la plus ignoble liaison à Bordeaux et du scandale public causé par une de ces créatures qui réclamait une pension alimentaire pour son enfant.
Et Aurore, afin de rester fidèle à ses devoirs, avait écarté la tendresse si loyale et si profonde d'Aurélien de Sèze !
Dès lors, toute intimité conjugale fut supprimée. Une irréductible mélancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnégation envers ses enfants essaie de demeurer à Nohant, comme la chèvre attachée à son piquet. De ci, de là, on trouve quelques fugitives éclaircies de belle humour dans sa correspondance, quand elle est à Bordeaux. Elle écrit à son ami Duteil, avocat à La Châtre : «Loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop
Weitere Kostenlose Bücher