George Sand et ses amis
M. Pagello, docteur-médecin, pharmacie Ancillo, pour remettre à madame Sand. «Mon George chéri, écrit-il, je t'ai laissée bien lasse, bien épuisée de ces deux mois de chagrins ; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse ; tu sais que j'ai très bien supporté la route ; Antonio doit t'avoir écrit.
Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleuré bien des fois dans ces tristes nuits d'auberges ? Ce serait me vanter d'être une brute, et tu ne me croirais pas.
«Je t'aime encore d'amour, George ; dans quatre jours il y aura trois cents lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement ? A cette distance-là, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, je te sais auprès d'un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je t'écris ; mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j'aie versées. Je suis tranquille ; ce n'est pas un enfant épuisé de fatigue qui te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'écrire avant d'être sûr de moi ; il s'est passé tant de choses dans cette pauvre tête ! De quel rêve étrange je m'éveille !
«Ce matin, je courais les rues de Genève en regardant les boutiques ; un gilet neuf, une belle édition d'un livre anglais, voilà ce qui attirait mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie ? C'était là l'homme que tu voulais aimer ! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'était là le roseau sur lequel tu voulais t'appuyer ! Toi, m'aimer ! Mon pauvre George, cela m'a fait frémir. Je t'ai rendue si malheureuse ! Et quels malheurs plus terribles n'ai-je pas encore été sur le point de te causer ! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles, qui s'est penché dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre funeste où tant de larmes ont coulé.
Pauvre George, pauvre chère enfant ! Tu t'étais trompée, tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère. Le ciel nous avait faits l'un pour l'autre ; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes ; elles ont volé l'une vers l'autre ; mais l'étreinte a été trop forte. C'est un inceste que nous commettions.
«Eh bien ! mon unique amie, j'ai été presque un bourreau pour toi, du moins dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir ; mais, Dieu soit loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh ! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave jeune homme ! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. Eh bien ! je ne t'ai donc pas dérobée à la Providence, je n'ai donc pas détourné de toi la main qu'il te fallait pour être heureuse ! J'ai fait peut-être, en te quittant, la chose la plus simple du monde, mais je l'ai faite ; mon coeur se dilate malgré mes larmes ; j'emporte avec moi deux étranges compagnes, une tristesse et une joie sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George. C'était la première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi, dans leur force et dans leur calme. J'étais seul dans le cabriolet, je ne sais comment rendre ce que j'ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. «Je ne suis qu'un enfant, me suis-je écrié, mais j'ai deux grands amis, et ils sont heureux.»
«Ecris-moi, mon George : sois sûre que je vais m'occuper de tes affaires. Que mon amitié ne te soit jamais importune ; respecte-la, cette amitié plus ardente que l'amour ; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense à cela, c'est l'ouvrage de Dieu ; tu es le fil qui me rattache à lui ; pense à la vie qui m'attend.»
George Sand recevait ces lettres enflammées des mains de Pagello et les lisait avec lui ; car elle habitait à San-Fantino un petit logement, séparé seulement par une salle de l'appartement du médecin. Elle répond à Alfred de Musset, le 15
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