George Sand et ses amis
femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inférieur à elle en courage ; l'amour sans vénération et sans enthousiasme n'est plus que l'amitié : l'amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.» Parfois Geneviève prenait un lis et disait à André, agenouillé devant elle : «Tu es blanc comme lui, et ton âme est suave et chaste comme son calice ; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t'ai aimé peut-être à cause de cela ; car tu étais, comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.» Et le roman finit mélancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Geneviève. Sur son lit d'agonie, telle Albine dans la Faute de l'abbé Mouret, elle demande à mourir et à reposer parmi les fleurs amoncelées.
Jacques est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La forme même, imitée de la Nouvelle Héloïse, qui consiste en lettres échangées par les divers personnages, ajoute ici à l'émotion. Non que la personnalité ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au contraire, palpiter son âme et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre écrite au printemps de 1834, en une période d'extrême agitation morale et de tiraillement entre la présence réelle de Pagello et le souvenir obsédant d'Alfred de Musset. «Que Jacques, déclare George Sand dans la notice rédigée quoique vingt ans après, soit l'expression et le résultat de pensées tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire.
C'est un livre douloureux et un dénouement désespéré. Les gens heureux, qui sont parfois fort intolérants, m'en ont blâmé. A-t-on le droit d'être désespéré ? disaient-ils. A-t-on le droit d'être malade ? Jacques n'est cependant pas l'apologie du suicide ; c'est l'histoire d'une passion, de la dernière et intolérable passion d'une âme passionnée.» Aussi bien George Sand professe-t-elle que, dans l'état actuel de la société, «certains coeurs dévoués se voient réduits à céder la place aux autres.» Dans Jacques, et au gré de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaître. Il obtiendra l'aumône de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand le proclame en termes courroucés : «Le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions que la société ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre.» Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar, énonce dans une lettre adressée à Sylvia, qui rappelle la Claire de Jean-Jacques. Pour compléter le quatuor, Octave c'est exactement Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, âgé de trente-cinq ans, va épouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrûment que les liens et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonté :
«La société, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes ; vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de m'appartenir ; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi me prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de te respecter, et c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m'auras accepté pour amant.»
A
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