La traque d'Eichmann
Prologue
Le passager du bus 203 était en retard.
Depuis trois semaines maintenant, une équipe surveillait son trajet quotidien entre son lieu de travail et le petit bunker en briques qui lui servait de maison, rue Garibaldi. La routine était immuable : à 19 h 40, le bus 203 s’arrêtait sur l’étroite voie express, devant le kiosque, à 100 mètres du croisement avec la rue Garibaldi ; l’homme sortait du bus ; un autre passager, une femme, descendait au même arrêt. Chacun partait alors dans sa direction. Parfois, l’homme faisait une halte au kiosque pour acheter un paquet de cigarettes, mais cela ne prenait jamais plus d’une minute. Puis il traversait la rue pour regagner son domicile. S’il entendait une voiture approcher, il allumait une lampe torche – dont une extrémité était rouge, l’autre blanche – pour signaler sa présence. Arrivé devant sa maison, il en faisait le tour avant d’entrer, comme pour vérifier que la voie était libre. Une fois à l’intérieur, il embrassait sa femme et son jeune fils, allumait quelques lampes à pétrole, puis s’asseyait devant une table pour dîner. Il appliquait cette routine avec un soin maniaque. Il était prévisible, et par là même vulnérable.
Mais ce soir-là, le mercredi 11 mai 1960, à 19 h 40 passées, ni le bus 203 ni son passager n’avaient encore fait leur apparition. L’équipe attendait, répartie entre deux véhicules. Une Chevrolet noire stationnait à la lisière de la route 202, l’avant pointé vers l’arrêt de bus. Dès qu’il apercevrait sa cible, le conducteur de cette voiture d’appoint devait allumer ses phares pour l’aveugler avant qu’il tourne à gauche en direction de la maison. La voiture principale, une limousine noire de marque Buick, était rue Garibaldi entre la voie express et la maison en briques. Le conducteur, vêtu d’un uniforme de chauffeur, avait ouvert le capot pour faire croire à une panne. À l’extérieur du véhicule, dans la fraîcheur du soir, deux autres hommes feignaient d’en examiner le moteur. Ces deux hommes de main étaient chargés de s’emparer de la cible et de l’obliger à prendre place dans la voiture, aussi discrètement et aussi rapidement que possible.
Enfin, à 19 h 44, un bus émergea de la route 202 – mais il passa sans s’arrêter devant le kiosque. L’équipe ne pouvait plus s’attarder trop longtemps dans ce quartier isolé de Buenos Aires sans attirer l’attention. Le faubourg, situé au nord de la capitale argentine, était constitué de maisons éparpillées sur une plaine presque désertique. Les voitures étrangères au quartier étaient vite repérées.
Le chef d’équipe, tassé sur le siège arrière de la limousine, décida de maintenir la surveillance malgré les risques. Personne ne souleva d’objection. L’heure était grave, et ce n’était pas le moment de discuter. Il n’était pas question pour ces hommes de laisser échapper leur proie.
Quinze ans plus tôt exactement, aux derniers jours du III e Reich, le lieutenant-colonel SS Adolf Eichmann, chef de la section IV B4 du Bureau central de sécurité du Reich, responsable de la logistique de la Solution finale, était parti se réfugier dans les Alpes autrichiennes. Il était alors répertorié comme mort au combat : c’est ce qu’avait affirmé la femme qui attendait maintenant avec impatience que son mari rentre du bureau. Il avait été traqué par des enquêteurs alliés et par des chasseurs de nazis agissant pour leur compte, comme Simon Wiesenthal. Des justiciers juifs, disait-on, l’avaient déjà exécuté. À en croire la rumeur, il avait vécu en Allemagne de l’Ouest, en Angleterre, au Koweït, aux États-Unis, et même en Israël. On avait perdu sa trace, puis on l’avait retrouvée – avant de la perdre à nouveau.
Il avait si bien dissimulé son identité que les agents du Mossad en train de faire le guet, rue Garibaldi, n’étaient toujours pas absolument certains que l’homme qu’ils étaient venus capturer fût bien Eichmann. Dans le cas contraire, ils avaient prévu un plan de secours. Mais ils étaient assez convaincus pour avoir monté une opération périlleuse, en territoire étranger, avec plus de dix agents – dont le chef des services secrets israéliens en personne. Tous avaient lu le dossier d’Eichmann et connaissaient dans le détail son rôle dans l’extermination des Juifs. Ils étaient des professionnels, mais il leur
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