George Sand
n'avait jamais existé et de victimes imaginaires dont on ne savait pas même les noms, mais qu'on voulait délivrer d'une captivité romanesque. C'est déjà, en action, la conception qui se réalisera dans plusieurs de ses romans et qu'elle semble poursuivre sans cesse, les mystères de la Daniella, de la Comtesse de Rudolstadt, du Château des Désertes, de Flamarande et de tant d'autres récits où l'invention se complique de surprises matérielles, de labyrinthes, de dédales d'architecture fantastique, et où l'on croirait assister à une secrète collaboration d'Anne Radcliffe avec un écrivain de génie. Il y a de ces idées fixes dans George Sand. Celle-là s'était annoncée de bonne heure.
Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinées, dont quelques-unes l'entraînaient soit à leur suite, soit à leur tête, sa gaieté, un instant assoupie, se réveilla et même à l'excès ; elle devint diable, elle aussi, un nom caractéristique choisi par les pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les sages, ni parmi les bêtes.
Puis tout d'un coup, après deux années d'études fort irrégulières et agitées, après qu'elle eut épuisé des amusements qui n'avaient guère de diabolique que le nom, et qui se réduisaient à un mouvement sans but, à la rébellion muette et systématique contre la règle, une révolution vint à s'opérer dans son esprit. «Cela s'était fait tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une âme ignorante de ses propres forces.» Un jour arriva où son amour profond et tranquille pour la mère Alicia ne lui suffit plus. «Tous ses besoins étaient dans son coeur, et son coeur s'ennuyait.» Sous une vive impulsion, qui ressemblait à un coup de la grâce, elle se sentit transformée. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de la chapelle où elle s'abîmait en méditations, le Tolle, lege de saint Augustin, qu'un tableau naïf représentait devant elle. Tout d'un coup elle se donne, sans réserve, sans discussion, à la foi qui l'envahit ; elle n'était point lâche, nous dit-elle, et se fit un point d'honneur de cet abandon total. Elle subit jusqu'au bout «la maladie sacrée» ; la dévotion s'empara d'elle ; elle connut les larmes brûlantes de la piété, les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les défaillances et les langueurs. La fièvre mystique l'agitait, comme saintement égarée, sous les arceaux du cloître ; elle usait ses genoux, elle répandait son âme en sanglots sur le pavé de la chapelle où elle avait eu sa révélation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette période de sa vie dans un récit brûlant d'amour divin, dans Spiridion, ou plutôt dans les premières pages du récit ; car il arrive un moment où l'âme tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à des visions d'un autre genre qui le détournent de la foi simple et le jettent dans des voies nouvelles.
Mais le début du roman garde l'empreinte d'une grande et sincère émotion religieuse qui ne se rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au même degré qu'au couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la vie vint bientôt chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter l'extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent profondément l'impression reçue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idéalisme chrétien que les accidents de la vie, ses aventures mêmes ne purent jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des éclipses passagères.
La fièvre religieuse s'apaisa bientôt, à son retour à Nohant, où la rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand'mère et où des incertitudes cruelles sur une santé précaire l'obligèrent à rentrer dans les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la lente et inévitable destruction d'une vie qui lui était chère, Aurore vécut près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage. Cette mélancolie profonde n'était un instant suspendue que par des promenades à cheval, «par cette rêverie au galop», et sans but, qui lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et consignés dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau clapotait sous les pieds des chevaux, un
Weitere Kostenlose Bücher