George Sand
faut avoir digéré beaucoup ; aimé, souffert, attendu, et en piochant toujours. Enfin, il faut savoir l'escrime à fond avant de se servir de l'épée. Voulez-vous faire comme tous ces gamins de lettres qui se croient des gaillards parce qu'ils impriment des platitudes et des billevesées ? Fuyez-les comme la peste, ils sont les vibrions de la littérature [À côté de ces conseils, nous voudrions en placer d'autres, empruntés à des lettres inédites au comte d'A..., dont la belle-fille est devenue plus tard un de nos meilleurs romanciers. Mme Sand voulait qu'avant tout on respectât l'originalité de chaque esprit qui entre dans la carrière des lettres : «Vous savez, disait-elle, que je suis toute à votre service. Mais, croyez-moi, ne soumettez à aucune consultation, pas même à la mienne, le talent et l'avenir de votre jeune écrivain. Laissez-la se risquer et se produire dans sa spontanéité. Je sais par expérience que les avis les plus sincères peuvent retarder l'élan et faire dévier l'individualité... Elle sait écrire, elle apprécie bien, elle est très capable de faire de la bonne critique. Quant à l'imagination, si elle n'en a pas, aucun conseil ne lui en donnera, et si elle en a, les conseils risquent de lui en ôter. Dites-lui que tant que j'ai consulté les autres, je n'ai pas eu d'inspiration, et que j'en ai eu le jour où j'ai risqué d'aller seule.» (6 août 1860.)].» C'est là, on en conviendra, une mâle et fière rhétorique qui vaut toutes les rhétoriques de l'école. C'était la voix puissante d'un talent mûri ; les conseils de sa vieillesse à l'impatiente jeunesse de ses solliciteurs confinaient à la plus haute morale : «L'art est une chose sacrée, s'écriait-elle, un calice qu'il ne faut aborder qu'après le jeûne et la prière.
Oubliez-le, si vous ne pouvez mener de front l'étude des choses de fond et l'essai des premières forces de l'invention.»
L'étude des choses de fond, c'est la condition de l'écrivain futur. S'il ne s'est pas amassé d'avance un trésor de connaissances sérieuses, dans un ordre quelconque des idées où s'est exercée la grande curiosité humaine, histoire, sciences naturelles, droit, économie politique, philosophie, qu'importe qu'il ait l'outil ? L'outil travaille à vide ; que devient l'artiste dans son frivole labeur, s'il ne l'applique pas à quelque matière résistante, s'il ne s'occupe que de la forme, indifférent aux choses, s'il ne se fait pas une loi de pénétrer en tout sujet au delà du banal et du convenu et de donner des dessous et de la solidité à sa peinture ?
Excellents conseils et qu'elle avait, toute sa vie, appliqués pour son propre compte, ne cessant pas de porter, dans les ordres les plus divers des connaissances humaines, sa mobile et enthousiaste curiosité. D'ailleurs, s'il faut des racines dans l'art comme dans la vie, elle en avait et qui dataient de loin et qu'elle ne cessait pas de développer et de fortifier dans le sol d'où s'élançait son talent en superbes moissons. C'était telle science, comme l'histoire naturelle, dont elle avait fait une constante étude, ou d'une manière plus large, la nature, qu'elle n'avait pas cessé de contempler des yeux de son corps et de son esprit. Un problème d'histoire naturelle la passionnait, elle ne le quittait pas qu'elle ne l'eût résolu, et pendant tout le temps qu'elle en poursuivait la solution, rien n'existait plus pour elle. Il lui arrivait, par exemple, pendant des mois entiers, de s'occuper de recherches de ce genre avec son fils Maurice, qui en était épris de son côté ; elle n'avait plus dans sa cervelle que des noms plus ou moins barbares.
Dans ses rêves, elle ne voyait que prismes rhomboïdes, reflets chatoyants, cassures ternes, cassures résineuses ; ils passaient des heures entières à se demander : «Tiens-tu l'orthose ?—Tiens-tu l'albite ?» Elle avait, au lendemain de ces orgies scientifiques, toutes les peines du monde à se remettre à la vie ordinaire et à ses besognes accoutumées ; mais elle y revenait avec plus de force. D'autres fois, c'était la botanique qui la possédait : «Ce que j'aimerais, ce serait de m'y livrer absolument ; ce serait pour moi le paradis sur la terre.» N'était-ce pas encore un travail de ce genre que ces excursions annuelles qu'elle entreprenait à travers la France ? «J'aime à avoir vu ce que je décris. N'eussé-je que trois mots à dire d'une localité, j'aime à la regarder dans
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