Gilles & Jeanne
chancelier du duc de Bretagne et président du tribunal qui va se réunir, c’est le prélude à la plus rude épreuve de sa carrière. Il relit la lettre par laquelle il a lui-même déclenché cette énorme affaire :
Faisons savoir que, visitant la paroisse de Sainte-Marie de Nantes, en laquelle Gilles de Rais souvent réside, et visitant d’autres églises paroissiales, nous sont parvenues d’abord la rumeur publique et fréquente, puis les plaintes et les déclarations de bonnes et discrètes personnes, selon lesquelles messire Gilles de Rais, chevalier, seigneur dudit lieu et baron, notre sujet et notre justiciable, avec certains de ses complices aurait égorgé, tué et massacré de façon odieuse plusieurs jeunes garçons innocents, après avoir pratiqué avec ces enfants la luxure contre nature et le vice de sodomie, souvent fait et fait faire l’horrible évocation des démons, aurait sacrifié à ceux-ci et fait des pactes avec eux, et perpétré d’autres crimes énormes dans les limites de notre juridiction…
19
L’arrestation et la mise en jugement de Gilles de Rais en cet automne 1440 mirent en grande rumeur toute la ville de Nantes. Les petits discutaient passionnément cette affaire de seigneurs. Allait-on questionner le prévenu ? La canaille en rêve sans y croire : les grands ne se torturent pas entre eux ! La question, c’est bon pour le peuple. Sans doute le Maréchal de France sortirait indemne de l’aventure, et même plus grand monsieur qu’avant.
Pour les menus aventuriers du négoce et de la procédure, tout cela sentait l’argent à plein nez. Cette immense fortune, ces forteresses, ces terres, tout ce formidable butin, c’était autre chose que les histoires de sorcellerie et de gamins égorgés qu’on agitait pour la frime ! Du brigandage de haute volée, une curée royale à laquelle se pressaient les plus grands fauves de la région ! En attendant, l’énormité de la capture faisait hésiter les ennemis de Rais. Un fabliau improvisé circulait : les lapins ont pris le loup au piège. Que faire, mon Dieu, que faire ! On ne peut tout de même pas le relâcher !
Mais en haut lieu, des soucis plus nobles assombrissent les fronts. Jean V, duc de Bretagne, et l’évêque Jean de Malestroit supportent tout le poids de ce procès historique.
— Ce qui m’accable, voyez-vous monseigneur, c’est le rapprochement inéluctable qui sera fait entre ce procès et celui de Jeanne la Pucelle.
— Je ne vois aucun rapport entre ces deux affaires, affirme Malestroit sans conviction.
— Mais c’est que Gilles de Rais fut le fidèle compagnon de Jeanne. Et il y a neuf ans, Jeanne est montée sur le bûcher pour fait de sorcellerie. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui menace le seigneur de Rais ?
— Je ne crois pas m’avancer beaucoup en disant qu’il risque de monter à son tour sur le bûcher pour fait de sorcellerie, admet Malestroit.
— Vous voyez !
Les deux hommes baissent la tête en silence, comme accablés par cette similitude évidente. Le duc reprend ensuite en martelant ses mots :
— Le procès de Jeanne a été une entreprise criminelle de prévention et d’imposture. Je veux que le procès de Gilles de Rais soit une œuvre irréprochable de justice et de sérénité. Je compte sur vous, monseigneur !
20
Le procès s’ouvrit le jeudi 13 octobre et s’acheva le mardi 26 octobre. Treize jours au cours desquels Gilles de Rais se montra sous trois aspects – mais faut-il dire sous trois masques, ou s’agissait-il de trois âmes diverses habitant le même homme ?
On vit d’abord paraître le grand seigneur hautain, violent et désinvolte. Puis en l’espace d’une nuit, il se métamorphosa en un désespéré à la fois bestial et puéril, s’accrochant à tous ceux qu’il croyait pouvoir le secourir et le sauver. Enfin il sembla définitivement habité par le souvenir de Jeanne, et il alla au supplice en chrétien apaisé et rayonnant.
21
Dès le premier jour, à l’audition des quarante-neuf articles de l’acte d’accusation, Gilles chargea le promoteur Jean de Blouyn et l’évêque Jean de Malestroit comme un taureau furieux. À la question de Malestroit :
— Avez-vous quelque chose à dire touchant ces accusations ?
— Je n’ai rien à dire touchant ces accusations, répondit-il, parce que j’ai trop à dire touchant les bouches qui les ont prononcées.
« Seigneur Malestroit, évêque de Nantes, et
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