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Gilles & Jeanne

Gilles & Jeanne

Titel: Gilles & Jeanne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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l’un de ces pôles que pour se trouver aussitôt rejeté vers l’autre pôle par un phénomène d’inversion, comme l’excès de froid provoque une brûlure, ou comme le paroxysme de l’amour se confond avec la haine. Et cette inversion pouvait être bénigne ou maligne. Le pécheur, plongé dans les abîmes de l’Enfer, pouvait en rejaillir revêtu d’innocence pourvu qu’il n’ait pas perdu la foi. Le bûcher des sorcières n’était pas un châtiment et moins encore un expédient pour se débarrasser d’un être maudit – comme la peine de mort profane. C’était une épreuve purificatrice destinée au contraire à sauver une âme gravement menacée. La Sainte Inquisition ne torturait et ne brûlait que dans un esprit de sollicitude maternelle.
    Entendant ces propos, Gilles ne cessait de penser au bûcher de Rouen où il avait vu Jeanne se tordre dans les flammes.
    — Elle est sauvée ! affirmait Prelati. Les saints l’avaient menée de Domrémy à la cathédrale de Reims où, aux côtés du nouveau roi de France, elle avait connu une sorte d’apothéose. Puis ils l’ont abandonnée, et elle a chu de ce piédestal profane. Ensuite sa chute n’a cessé de s’accélérer jusqu’au fond du creuset d’abjection : ce bûcher et cette carcasse carbonisée sous le regard obscène de la populace. C’était le niveau zéro où devait s’amorcer une transmutation bénigne. Lavée par le feu des seize chefs d’accusation accumulés sur sa tête, Jeanne avait franchi le rideau ardent qui la séparait des champs célestes. Dès lors sa gloire allait à coup sûr éclater. Un jour elle serait réhabilitée, et confondus ses juges, qui n’avaient été pourtant que l’instrument docile du destin. Plus tard encore, elle connaîtrait la béatification, qui sait même peut-être la canonisation {3} Mais l’épreuve du feu constituait l’inéluctable charnière de ce retournement.
    Dès lors Gilles comprenait que s’il voulait suivre Jeanne, il fallait qu’il poursuive la descente aux enfers qu’il avait commencée dès avant l’arrivée du Florentin.
    — Barron vous attend, murmurait Prélat à son oreille, Barron vous appelle. Allez à lui, mais non pas les mains vides. C’est sa faim charnelle qui donne un sens au sacrifice que vous faites de tous ces enfants. Il faut que leur chair vous ouvre les portes incandescentes de l’Enfer !
    Et il expliquait à Gilles que ce goût invétéré de Barron pour la chair venait de loin, venait de haut. Dès les premières pages de la Bible, ne voyait-on pas Yahvé repousser les céréales que lui offre Caïn et se régaler au contraire des chevreaux et des agneaux d’Abel ? Cela voulait bien dire, n’est-ce pas, que Dieu a horreur des légumes et raffole de la viande ?
    Et le Florentin éclatait d’un rire dément.
    — Misérable ! grondait Gilles, tu blasphèmes ! Et d’ailleurs quel rapport avec les enfants ?
    — Quel rapport avec les enfants ? s’exclamait Prélat. Mais c’est que Yahvé a fini par se lasser de toutes ces bestioles dont les hommes le gavaient. Alors un jour, il s’est tourné vers Abraham. Il lui a dit : prends ton petit garçon, Isaac, égorge-le et offre-moi son corps tendre et blanc ! Sans doute au dernier moment un ange est venu arrêter le bras d’Abraham quand il brandissait un couteau sur la gorge d’Isaac. Cette fois, c’était raté, mais ce n’était que partie remise. Jésus, ah, cet enfant-là, Yahvé ne l’a pas manqué ! Flagellation, croix, coup de lance. Le père céleste riait aux anges.
    Ces plaisanteries faisaient mal à Gilles qui répétait :
    — Misérable, tu blasphèmes, tu blasphèmes !
    Prélat prenait alors des airs innocents. Bien loin de blasphémer, il ne faisait que réciter les Saintes Écritures.
    — Seulement voyez-vous, seigneur Gilles, ajoutait-il, si Yahvé aime la chair fraîche et tendre des enfants, le Diable, qui est l’image de Dieu, partage ces goûts. Comment en serait-il autrement ?
    Il s’approchait tout contre lui, il le prenait familièrement par le bras, il lui soufflait à l’oreille :
    — Réussissez pour Barron le sacrifice d’Isaac ! Offrez-lui la chair de ces enfants que vous immolez. Alors au lieu de vous avilir avec eux, vous vous sauverez, et eux avec vous. Vous descendrez, comme Jeanne, au fond du gouffre ardent, et vous en remonterez, comme elle, dans une lumière radieuse !
    Ce qui se perpétra alors jour après jour, nuit après

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