Gilles & Jeanne
que je t’imposerai ?
— Seigneur Dauphin, vous commandez, Jeanne obéit, répond-elle.
Et il lui explique qu’elle ressemble à ce point à un garçon qu’il veut la faire visiter par deux matrones ici présentes : Jeanne de Preuilly, dame de Gaucourt, et Jeanne de Mortemer, dame de Trèves.
Pauvre Jeanne ! C’était la première fois qu’elle se ferait déculotter. Ce ne serait pas la dernière. En attendant, les deux matrones se rengorgent, énormes et caparaçonnées. Leurs lourdes mains couvertes de bagues se caressent l’une l’autre avant de palper le ventre de vierge et les cuisses de cavalier du petit page.
L’autre épreuve, ce sera de répondre sur des questions de religion à gens d’Église, clercs et théologiens qui se réuniront à cette fin en la bonne ville de Poitiers.
Ainsi Jeanne a reconnu Charles, lequel s’est reconnu lui-même à travers elle. Mais pour reconnaître Jeanne à son tour, il attend une expertise de son sexe et de son cœur. Pourtant il en est un qui a reconnu Jeanne du premier regard, dès son entrée dans la salle du trône. C’est Gilles. Oui, il a immédiatement reconnu en elle tout ce qu’il aime, tout ce qu’il attend depuis toujours : un jeune garçon, un compagnon d’armes et de jeu, et en même temps une femme, et de surcroît une sainte nimbée de lumière. C’est en vérité un prodigieux miracle que ces qualités si rares et si peu compatibles se trouvent réunies dans le même être. Et le miracle se poursuit quand il entend le Dauphin clore l’audience par ces mots :
— Pour l’heure, Jeanne, je te confie à mon cousin, le duc d’Alençon, et à mon féal le sire de Rais qui prendront soin de toi.
Dès lors, le Dauphin fit loger Jeanne dans une tour du château du Couldray avec à son service des femmes et un page, Louis de Coutes, à peine plus jeune qu’elle puisqu’il avait alors quatorze ans.
Le matin, elle assistait à la messe avec le Dauphin. Le reste du temps, elle se mesurait avec ses compagnons Jean et Gilles, et il n’était pas rare qu’elle leur tînt tête victorieusement à la paume, à l’épée, à la lance ou au tir à l’arc.
Un jour, d’Alençon dit à Rais en la regardant voltiger sur un cheval au galop :
— Je ne peux m’étonner qu’elle soit pucelle. À moins d’aimer les garçons, aucun homme n’aurait fantaisie de l’approcher.
Ce propos parut blesser Rais qui répliqua avec vivacité :
— Et moi, pourtant, vous m’étonnez, mon cousin. Quand on aime les garçons, on estime qu’il n’y a rien de tel qu’un garçon, un vrai, pour l’amour. Mais il y a en vérité autre chose chez Jeanne qui explique qu’elle soit pucelle.
— Quelle autre chose ?
— Ne voyez-vous pas la pureté qui rayonne de son visage ! De tout son corps ? Il y a une innocence évidente de toute sa chair qui décourage absolument les paroles grivoises et les gestes de privauté. Oui, une innocence enfantine, avec de surcroît, je ne sais comment dire : une lumière qui n’est pas de cette terre.
— Une lumière du ciel ? s’enquit Alençon les sourcils levés.
— Du ciel, parfaitement. Si Jeanne n’est ni une fille, ni un garçon, c’est clair, n’est-ce pas, c’est qu’elle est un ange.
Ils firent silence pour regarder Jeanne qui souriait, debout, les bras en croix, sur la croupe du cheval lancé au grand galop. Et elle semblait planer en effet sur des ailes invisibles au-dessus de la bête qui martelait rageusement la terre de ses quatre fers.
2
On a beaucoup déparlé sur les premières années de Gilles, commettant l’erreur commune de projeter l’avenir dans le passé. Sachant comment il a fini, on a voulu qu’il ait été un enfant vicieux, un adolescent pervers, un jeune homme cruel. On s’est complu à imaginer tous les signes précurseurs annonçant les crimes de la maturité. En l’absence de tout document, il est permis de prendre le contre-pied de cette tradition du « monstre-naissant ». Nous admettrons donc que Gilles de Rais, avant cette rencontre fatidique de Chinon, avait été un brave garçon de son temps, ni pire ni meilleur qu’un autre, d’une intelligence médiocre, mais profondément croyant – à une époque où il était courant d’avoir un commerce quotidien avec Dieu, Jésus, la Vierge et les saints – et voué en somme au destin d’un hobereau d’une province particulièrement fruste.
Il était né en novembre 1404 dans la Tour Noire de la
Weitere Kostenlose Bücher