Grand-père
l’appeler
grand-père. C’est chose interdite. Nous devons l’appeler Pablo. Comme tout le
monde. Un « Pablo » qui, loin d’abolir les frontières, nous cantonne
dans l’angoisse. Une ligne de démarcation entre l’inaccessible démiurge et nous.
— Bonjour, Pablo ! lui lance mon père en s’avançant
vers lui. Tu as passé une bonne nuit ?
Lui aussi doit l’appeler Pablo.
Pablito et moi courons nous jeter à son cou. Nous sommes des
enfants. Nous avons besoin d’un grand-père.
Il nous tapote la tête comme on flatterait l’encolure d’un
cheval.
— Alors, Marina, raconte-moi. Tu as été sage ? Et
toi, Pablito, comment travailles-tu à l’école ?
Des questions qui n’attendent pas de réponses. Un parcours
obligé pour nous apprivoiser à l’instant qui lui convient.
Il nous entraîne dans la pièce où il peint : atelier qu’il
a choisi pour un jour, une semaine ou un mois avant d’en investir un autre, puis
un autre, au gré de la maison. Au gré de son inspiration. Au gré de ses
caprices.
Aucun interdit. Nous pouvons toucher à ses pinceaux, dessiner
sur ses carnets, nous barbouiller de peinture. Ça l’amuse.
— Je vais vous faire une surprise, nous lance-t-il en
riant.
Il arrache une feuille de son carnet, la plie et la replie à
une vitesse folle et, comme par magie, naissent de ses doigts puissants un
petit chien, une fleur, une cocotte en papier.
— Ça vous plaît ? nous demande-t-il de sa voix de
rocaille.
Pablito se tait et moi, je balbutie.
— C’est… c’est beau !
Nous aimerions les prendre et les emporter chez nous mais
nous ne le pouvons pas…
C’est l’œuvre de Picasso.
À l’époque, je ne savais pas que ces figurines en papier, en
carton ou composées de bouts d’allumettes, tous ces leurres qu’il façonnait tel
un illusionniste faisaient partie d’une ambition que je trouve aujourd’hui monstrueuse :
celle de nous faire comprendre de façon inconsciente qu’il pouvait tout faire
et que nous n’étions rien. Et tout cela sur un simple coup d’ongle griffant une
feuille de papier, sur un coup de ciseau labourant un carton, sur une touche de
peinture balafrant une pliure. Figurines païennes et exterminatrices qui nous
annihilaient.
En même temps, je reste persuadée qu’il se sentait solitaire
et cherchait à rattraper le temps perdu. Pas le nôtre mais celui de son enfance,
là-bas à Malaga où, pour ensorceler ses jeunes cousines Maria et Concha, il
faisait, d’un seul coup de crayon, surgir du néant des créatures chimériques. Ce
public l’amusait comme Pablito et moi l’amusions en tant que matériau, un
matériau pas encore abîmé qu’il pouvait manœuvrer au gré de ses humeurs, façonner
au mépris de leur réalité et considérer comme faisant partie intégrante de son
œuvre. C’est ainsi qu’il a procédé avec son fils Paulo dès sa plus jeune
enfance avec ses Paulo sur son âne, Paulo tenant un agneau, Paulo à la tartine,
Paulo en torero, Paulo en Arlequin…
… avant d’en faire plus tard ce père déficient de ma petite
enfance à La Californie où nous sommes en visite.
Mon père, présent comme à chaque fois, n’ose pas troubler
ces moments d’exception que nous passons avec notre grand-père. Il va de l’atelier
à la cuisine d’un pas furtif. Son regard est inquiet et fiévreux. Il se sert à
nouveau un verre de whisky ou revient de la cuisine avec un verre de vin. Il
boit trop. Cela l’aide à tenir le choc. Tout à l’heure, il devra affronter mon
grand-père, lui demander de l’argent pour nous et pour ma mère, l’argent que
Picasso lui doit pour – et les mots me font mal – ses bons et
loyaux services qui se limitent à être son chauffeur payé à la semaine, son
factotum sans existence propre, sa marionnette dont il aime emmêler les
ficelles et son souffre-douleur.
— Dis, Paulo, je ne trouve pas tes enfants tellement
drôles. Il faut qu’ils se décoincent.
Surtout, ne pas briser le charme et faire en sorte que tout
se passe bien. Pour mon père, pour ma mère qui tout à l’heure demandera si tout
s’est bien passé, nous devons entrer dans le jeu de grand-père et plaire à
Picasso.
Il saisit un chapeau qui traîne sur une chaise, se drape d’une
cape décrochée d’une patère et sautille sur place comme un pantin désarticulé. Extravagant
et outrancier, il pousse de grands cris et frappe dans ses mains.
« Allez, lancent ses yeux, faites
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