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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marina Picasso
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Nous sommes heureux d’être enfin chez nous.
    Ma mère a entendu nos pas. Elle se tient sur le palier, vêtue
d’un pull-over moulant et d’une minijupe en skaï noir.
    — Je suppose qu’une fois de plus, vous n’avez pas mangé,
nous lance-t-elle, sournoise. Allez dans la cuisine. Vous y trouverez un restant
de pâtes et une moitié de pomme.
    Nous filons sans même dire au revoir à mon père que ma mère
reçoit dans le vestibule. Nous ne voulons pas assister à leur tête-à-tête qui, comme
d’habitude, tournera au vinaigre.
    Les choses ont déjà commencé du côté de ma mère :
    — Quoi ! C’est tout ce qu’il t’a donné ? Avec
ça, comment veux-tu que je m’en sorte avec deux enfants ? Ton Picasso s’en
moque que je ne puisse pas payer le gaz et l’électricité. Il s’en fout que ses
petits-enfants ne mangent pas à leur faim. Lui as-tu dit seulement que Marina
avait besoin d’un manteau pour l’hiver ? Lui as-tu dit que ton fils avait
besoin d’une paire de chaussures ? Lui as-tu dit dans quelles conditions
nous vivons ? Lui as-tu dit…
    Invariable litanie débitée d’une voix suraiguë, glapissante,
hystérique. Et bien sûr, le coup bas décoché sans pitié :
    — Je te connais, avec ce qu’il t’a donné et que tu
gardes dans ta poche, tu vas régler tes ardoises de bistrot et rincer tes
copains de comptoir.
    Ripostes de mon père, injustes, orageuses, brutales :
    — Ce que je fais ne te regarde pas. Je comprends
pourquoi Pablo te déteste. Tu es folle à lier.
    Rugissements, brutalité des mots, insultes, empoignades, violence…
    Dans la cuisine, collés l’un contre l’autre au pied du
radiateur, Pablito et moi sanglotons en silence en croquant dans notre
pomme-chagrin.
    Comme d’habitude, nous nous sentons coupables.
     
    Malgré toutes les années écoulées, il m’arrive encore de me
réveiller en larmes lorsque mes cauchemars ressuscitent et amplifient les sons
et les images de cette barbarie : les cris, ma mère toutes griffes dehors,
mon père la repoussant avec brutalité, Pablito et ses dents imprimées dans la
pomme. Et, en toile de fond, les yeux de mon grand-père transperçant mon regard
pour me punir d’être toujours en vie.
    Puisqu’il savait son fils désarmé et ma mère sans la moindre
ressource, pourquoi n’a-t-il pas chargé ses avocats de verser tous les mois une
allocation à ma mère pour ses petits-enfants ? Si modeste fût-elle, cette
pension aurait permis à ma mère d’établir un budget, de régler ses dépenses, de
ne pas implorer chaque fois un crédit auprès des commerçants.
    Cela aurait été trop simple, trop humain. Diabolique, Picasso
savait ce qu’il faisait en maintenant ce circuit destiné à culpabiliser mon
père, à le rendre dépendant et, par ricochet, à nous rendre dépendants, non pas
de lui, mais de son propre fils. Infernale alchimie qui rendait mon père plus
facile à briser, et Picasso encore et toujours plus puissant.
     
    La porte d’entrée a claqué sur mon père, et ma mère est là, pantelante,
affalée sur une chaise. Son visage est crispé et du rimmel a coulé sur sa joue.
    Soudain elle se redresse, nous fait signe de venir auprès d’elle.
Miracle, elle nous sourit.
    — Alors, comment ça s’est passé avec votre grand-père ?
    Surtout ne pas répondre. C’est dangereux.
    — J’ai posé une question, insiste-t-elle.
    — Bien, bredouille Pablito. Ça s’est passé très bien.
    — A-t-il parlé de moi ?
    — Un petit peu, lui répond Pablito. Il a demandé
comment tu allais.
    — C’est tout ?
    — Oui, c’est tout.
    L’interrogatoire est terminé. Elle sait que, contrairement
aux enfants qui aiment répéter ce qu’ils ont vu ou fait dans la journée, elle n’obtiendra
rien de nous. Même pas un hochement de tête.
    Pourtant, elle ne capitule pas.
    — Ah, commence-t-elle d’une voix déchirante, cette
ordure a choisi de m’écarter. Avec tout son argent, il croit pouvoir acheter
mon silence, mais moi je n’hésiterai pas à dire qu’il a tout fait pour abuser
de moi. Il fallait le voir quand il me voyait passer ici, à Golfe-Juan, devant
la terrasse de l’ Hôtel de la Plage . Toujours à me courir derrière, à
dire que j’étais belle. Ah, si j’avais voulu…
    Le délire, l’emphase, le besoin absolu de parler, de
raconter sa vie : celle qu’elle s’est fabriquée.
    Tout à trac, elle oublie Picasso pour nous parler de sa
rencontre avec notre père,

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