Grand-père
1
On ne s’évade pas de Picasso. Je le sais. Je n’y suis jamais
parvenue mais, à l’instant où tout a basculé, je l’ignorais encore.
Il devait être une heure de l’après-midi. Je suis à Genève
au volant de ma voiture. J’accompagne mes enfants Gaël et Flore à l’école. Je
roule dans un flot de voitures sur le quai Gustave-Ador. À ma droite, le lac
Léman et son célèbre jet d’eau.
Le lac… les voitures… le jet d’eau… et, soudain, cette
bouffée d’angoisse. Foudroyante, oppressive. Les doigts de ma main se
contractent dans une crampe violente, intolérable. Une bourrasque de chaleur
envahit ma poitrine. Mon cœur bat la chamade. Mes poumons s’asphyxient. Je
suffoque. Ma mort est imminente. Le temps de souffler aux enfants de se tenir
tranquilles et je m’effondre, la tête sur le volant. Je suis paralysée de
terreur. Est-ce cela devenir folle ? Est-ce cela mourir ?
J’ai stoppé ma voiture au beau milieu de la route. Un
tourbillon de voitures frôle la mienne, klaxonne pour me faire repartir. Personne
ne s’arrête. Je n’intéresse plus personne…
Après une demi-heure d’effroi et de détresse, je parviens à
déplacer mon auto, à la garer sur le bas-côté de la route, à me traîner jusqu’à
une station-service à quelques pas de là. Il faut que j’appelle au secours. Je
ne veux pas que l’on m’interne. Que deviendraient mes deux enfants ?
— Vous devriez suivre une psychothérapie, m’a dit ce
médecin.
Au point où j’en suis, je n’ai plus rien à perdre. Il faut
que je me retrouve et que cessent ces symptômes qui me harcèlent et s’intensifient
chaque jour.
C’est ainsi que débuta mon analyse. Elle durera quatorze ans.
Quatorze ans à me perdre dans mes larmes, à m’évanouir, à
hurler, à me tordre de douleur, à remonter goutte à goutte le fil du temps, à
revivre ce qui m’a détruite, à taire, à balbutier puis à exprimer tout ce que
la petite fille puis l’adolescente avait été au plus profond d’elle-même… ce
qui l’avait rongée.
Quatorze ans de malheur pour tant d’années de disgrâce.
À cause de Picasso.
Les créateurs ont-ils le droit d’engloutir et de désespérer
tous ceux qui les approchent ? Leur quête d’absolu doit-elle passer par
une implacable volonté de puissance ? Leur œuvre, fût-elle lumineuse, mérite-t-elle
un aussi grand sacrifice de vies humaines ?
À aucun moment l’ensemble de ma famille n’a pu se soustraire
à l’étau de ce génie qui avait besoin de sang pour signer chacune de ses toiles :
le sang de mon père, de mon frère, de ma mère, de ma grand-mère, le mien et
celui de tous ceux qui, croyant aimer un homme, ont aimé Picasso.
Sous le joug de sa tyrannie, mon père est né et mort de lui,
trompé, déçu, avili, détruit. Inexorablement.
Jouet de son sadisme et de son indifférence, mon frère
Pablito s’est suicidé à l’âge de vingt-quatre ans en avalant une dose d’eau de
Javel. C’est moi qui l’ai trouvé baignant dans son sang, œsophage et larynx
brûlés, estomac détruit et cœur à la dérive. C’est moi qui, quatre-vingt-dix
jours durant, lui ai tenu la main à l’hôpital de la Fontonne à Antibes où
lentement il a agonisé. Par ce geste atroce, il voulait arrêter la souffrance, neutraliser
les écueils qui l’attendaient. Et me guettaient aussi : nous étions des
Picasso, des mort-nés pris au piège d’une spirale d’espoirs bafoués.
Ma grand-mère Olga, humiliée, salie, dégradée par tant de
trahisons, a terminé sa vie paralysée, sans que mon grand-père vienne une seule
fois la voir sur son lit de détresse et de désolation. Elle avait pourtant tout
abandonné pour lui : son pays, sa carrière, ses rêves, sa fierté.
Ma mère, elle, portait le nom de Picasso comme on porte une
médaille, médaille qui la hissait sur les plus hautes marches de la paranoïa. En
épousant mon père, elle avait épousé Picasso. Dans ses bouffées délirantes, elle
n’admettait pas qu’il ne veuille pas la recevoir ni lui offrir la « grande »
vie qu’elle méritait. Fragile, perdue et déséquilibrée, elle devait se
contenter d’une partie de la maigre pension hebdomadaire que mon grand-père
versait pour maintenir son fils et ses petits-enfants sous sa domination
– et dans la plus grande indigence.
J’aimerais tellement un jour vivre sans ce passé, marcher
sans ces béquilles.
Jeudi. Nous sommes en novembre.
Weitere Kostenlose Bücher