Grand-père
refusai tout net. Je ne me sentais pas la force
d’affronter cette dernière étape. Haïssant l’homme pour les souffrances que mon
frère et moi avions subies, je trouvais incohérent de posséder quoi que ce soit
de lui.
Je n’arrivais pas à dissocier l’artiste de son œuvre.
Me revenait aussi La Californie avec ses grilles si
longtemps défendues, ses pièces écrasantes, ses parfums d’interdit. Je ne la
voulais pas. Il me fallait la vendre et racheter mon âme.
J’ai essayé de m’en débarrasser mais, ne trouvant pas d’acquéreur,
je décidai de la garder sans, toutefois, me résoudre à l’habiter. Je la
trouvais trop grande et trop pesante. J’entendais les parquets craquer, le vent
s’engouffrer dans les pièces. Je craignais sans doute de voir surgir non pas le
fantôme de mon grand-père mais celui de Picasso.
Le volume de La Californie m’effrayait comme m’effraya
longtemps ce qui me semblait démesuré. Je me souviens des malaises qui m’assaillaient
lorsque, aux États-Unis, on me servait un Coca-Cola dans un verre trop grand ou
du pop-corn dans un sachet trop grand. Le Coca, le pop-corn, les avenues trop
grandes, les espaces, les gratte-ciel, les voitures américaines, le ciel même
qui, là-bas, m’écrasait me faisaient perdre connaissance.
Au cours de mon analyse, je devais comprendre que cette
phobie venait de mon grand-père. Du volume qu’il avait occupé dans ma vie.
Des années plus tard – Gaël et Flore étaient nés
– je décidai de regarder ma collection. Ce fut abominable. Alors que j’avais
devant moi des trésors, je fus prise de vertiges et dus quitter les lieux. Lorsqu’on
me demandait de prendre part à une manifestation concernant mon grand-père, je
ne pouvais m’y rendre et, si j’y parvenais, mon angoisse était si forte que je
m’évanouissais.
Sur les conseils de Ian Krugier – un marchand de
tableaux mais surtout un ami à qui j’avais confié le soin de gérer ma
collection –, je fis venir quelques peintures dans un appartement que j’occupais
à Cannes. Retournées contre le mur, elles restèrent des mois abandonnées dans
une pièce où je n’osais pas entrer tant la charge d’angoisse qu’elles
contenaient m’était insupportable.
Bien des gens me demandent ce que représentait pour moi
cette fortune toute neuve. À quoi je l’employais.
En souvenir de mon père, j’ai acheté une moto 125 puis une
Porsche et, parce qu’il en rêvait, une Ferrari dont je me suis séparée très
vite.
En souvenir de ma grand-mère Olga et de ses derniers jours à
la clinique où Pablito et moi allions lui rendre visite, je me suis fait
confectionner une couverture en fourrure qui ressuscitait sa chaleur et sa
grâce.
Ensuite, j’ai offert à tous ceux qui me rappelaient mon
enfance à Golfe-Juan des réfrigérateurs, des manteaux, des pelisses, des radios,
des télévisions, des voitures… Sans doute parce que, à l’époque, nous n’en
possédions pas.
Après, j’ai acheté une maison au cap d’Antibes, une maison
que j’ai offerte plus tard à ma mère.
Je lui devais bien ça.
Je me suis fait plaisir.
Je me devais bien ça.
Enfin, j’ai pu aider des enfants en détresse à l’autre bout
du monde : mes enfants d’Hô Chi Minh.
Je leur devais bien ça.
Aujourd’hui, l’argent représente un instrument de liberté. Rien
d’autre. J’ai une voiture pour aller chercher mes enfants à l’école, une autre
pour les emmener en vacances, un 4 x 4 pour dépanner Flore et son fiancé qui
tiennent un club hippique à Valbonne. N’en déplaise à ceux qui croient que je
vis comme une milliardaire, je n’ai pas de yacht sur la Méditerranée et n’ai
jamais loué un avion privé pour mes déplacements, encore moins fréquenté les
hôtels de luxe, les clubs à la mode où il faut se faire voir et les salons de
thé pour dames désœuvrées.
Je ne fais pas partie de la jet-society.
Par décence, j’ai toujours refusé les allocations familiales
et, pour ne pas profiter de la Sécurité sociale, j’ai pris pour mes enfants et
moi des assurances privées.
C’est la moindre pudeur. C’est le moindre respect.
Mais là, je laisse encore un blanc. Parler d’argent ne me
passionne pas.
Peut-être parce que j’en ai.
Parce que je n’en avais pas à l’époque où l’on nous
reléguait à l’ombre d’un génie.
15
Le génie de Picasso.
Ce mot « génie » dont les « experts ès
Picasso »
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