Grand-père
était…
Ici, je laisse un blanc. Un blanc que je ne remplirai que
pour Gaël et Flore, les enfants que j’ai eus de cet homme. Ce blanc pourrait
faire l’objet d’un livre que je n’écrirai jamais. Néanmoins, je suis prête à
dévoiler ce qu’il pourrait renfermer à Gaël et à Flore s’ils le désirent un
jour. Moi qui me suis exercée à me taire pour demeurer en vie, je m’engage
devant eux à dire la vérité, toute la vérité.
Dans le moindre détail.
Ils sauront alors à quel point j’ai tenté de leur offrir l’amour
qu’ils méritaient, même si cet amour a été payé de tourments, de douleur et de
peur.
Gaël, j’aimerais que tu saches que tu es capable de te faire aimer de ta vie. La recette est simple. Sois toi-même et ne triche
jamais. Avenir et utopie ne font pas bon ménage. Endosser le nom de Picasso est
loin d’être une palme. Préfère le nom de Gaël. En irlandais, m’a-t-on dit, il
signifie le « brave ».
Sois digne de ce nom.
Flore, tu m’épateras toujours. Que ce soit sur ton cheval ou
alors dans ta vie, tu sautes tous les obstacles. Magistralement, brillamment, et
toujours simplement.
Ce simplement que j’aime et dont je suis si fière.
Si un jour tu désires qu’avec toi je feuillette ce blanc, comme
pour tes chevaux, ne me tire pas sur la bouche. Elle aura eu tant de mal à
confier tout ce que j’ai enduré lorsque j’avais ton âge.
De retour de Londres, je préviens ma mère. Je ne veux plus
habiter sous son toit. Celui qui sera le père de mes enfants m’a proposé de
vivre avec lui. Je dois tenter ma chance. Advienne que pourra. Je n’ai que
vingt-deux ans.
Villa La Rémajo . Ma mère a déposé mes affaires devant
la porte. Non pas dans une valise mais dans un sac-poubelle.
Je suis une fille ingrate. C’est tout ce que je mérite :
un sac-poubelle gris.
Jeudi 5 juin 1975. Au téléphone, une voix que je ne
reconnais pas. C’est Christine, la femme de mon père.
— Marina, ton père vient de mourir. Il était très
malade.
Je ne veux pas y croire. Ce serait trop atroce. Grand-père
mort, mon frère mort, mon père mort, il ne reste plus personne et je me sens
coupable. Coupable d’être en vie.
— Quand ? Où ? Comment ?
Je veux en raccourci combler le temps et la distance qui me
séparent de mon père. Le ressusciter par la bouche de Christine.
— Son dernier souhait était de revoir l’Espagne… À son
retour, son mal s’est aggravé… un cancer qui ne pardonne pas. Il est mort cette
nuit.
Et bien sûr, la formule rituelle :
— Il n’a pas souffert.
Il décédait deux ans après mon frère. Il avait
cinquante-quatre ans.
Sur le divan de l’analyste, j’ai tant de fois demandé pardon
à ce père que je ne voyais pas. Pardon pour le mal que lui avait fait son père,
pardon pour mon frère qui l’avait chassé de sa mémoire, pardon pour moi qui ai
osé le juger.
Qui s’est penché sur son vécu ? Personne.
Il n’était pas célèbre.
Coup de fil de Claude, le fils de Picasso et de Françoise
Gilot. Depuis 1974, tout comme sa sœur Paloma et Maya Widmayer, la fille de
Marie-Thérèse Walter, il a juridiquement le droit de s’appeler Picasso et de
prétendre au titre d’héritier.
— Marina, souhaites-tu assister aux obsèques de ton père ?
— Comment veux-tu que je fasse ? Je n’ai pas le
moindre sou.
— Je t’envoie ton billet.
Paris-Orly. Claude est venu me chercher. Je le sens emprunté
et je suis empruntée. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus. Il s’étonne,
je n’ai pas de bagages. Seulement un blue-jean et des sabots aux pieds, non par
provocation mais parce que, depuis le départ de mon frère, m’acheter le strict
nécessaire ne m’intéresse pas.
— Demain, me dit Claude, tu iras voir M e Zecri, l’administrateur chargé de la succession de ton grand-père. Il te
remettra un chèque.
Un chèque ? Pourquoi un chèque ? Je ne comprends
pas.
— En attendant, ajoute Claude, prends ce billet de cent
francs. Tu ne peux pas rester sans argent à Paris.
Il m’emmène chez lui, boulevard Saint-Germain. Un appartement
luxueux où nous attendent sa toute nouvelle amie et d’autres personnes que je
ne connais pas.
— Avez-vous fait bon voyage ? Désirez-vous boire
quelque chose ? Voulez-vous voir votre chambre maintenant ?
Ils sont si prévenants, si gentils et tellement délicieux.
— Et… et mon père ?
Cela peut paraître
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